🔵 Point Zéro 2050 • Articles de fond • Semaine 3/52
La Putréfaction
Si les choses étaient simples, nous pourrions nous réunir autour d’un grand feu de camp planétaire pour décider collectivement quel nouveau récit serait le plus adapté à notre époque. Une sorte d’assemblée constituante mondiale où l’humanité, ayant compris le pouvoir des récits fondateurs, choisirait en conscience sa prochaine aventure civilisationnelle.
Malheureusement, les anciens récits ne sont pas de simples histoires qu’on peut effacer d’un trait de plume. Après des siècles d’existence, ils se sont incarnés dans des structures de pouvoir concrètes : institutions financières, appareils d’État, systèmes éducatifs, complexes militaro-industriels, réseaux médiatiques, lobbys économiques… Ces structures ont développé des intérêts vitaux dans le maintien du statu quo. Elles possèdent d’immenses ressources et se battront férocement pour leur survie.
Cette résistance systémique marque l’entrée dans la première phase de l’intercycle civilisationnel : la Putréfaction. Dans cette étape critique, le système dominant, confronté à ses contradictions internes et à l’émergence de forces alternatives, tente désespérément de se maintenir en forçant toujours plus ses mécanismes habituels. Comme un organisme malade qui surcompense, il pousse sa logique fondatrice jusqu’à l’absurde.
C’est ainsi que face à la crise écologique, le capitalisme invente le « capitalisme vert » et la financiarisation de la nature. Confrontée aux inégalités croissantes, l’élite économique pousse l’accumulation jusqu’à des niveaux obscènes, avec quelques individus qui possèdent plus que la moitié de la planète. Face à la contestation démocratique, les systèmes politiques se radicalisent vers l’autoritarisme ou sombrent dans l’impuissance gestionnaire.
Le monde de l’entreprise illustre parfaitement cette putréfaction : multiplication des « bullshit jobs » sans utilité sociale, explosion du management par les KPI qui déshumanise le travail, prolifération des consultants et des réunions qui paralysent l’action. L’éducation standardise et bureaucratise à outrance. Les médias amplifient l’information-spectacle et les réseaux sociaux enferment dans des chambres d’écho.
La Putréfaction est donc la réaction prévisible d’un système en fin de cycle qui refuse de mourir. Plus il sera contesté, plus il durcira ses positions, créant paradoxalement les conditions de sa propre destruction.
La Polarisation
Cette phase de Putréfaction peut sembler paradoxale : c’est souvent au moment où un système est le plus proche de son effondrement qu’il paraît le plus puissant. Cette illusion trompeuse s’explique par la surcompensation : sentant venir sa fin, le système mobilise toutes ses ressources pour donner l’impression d’une force invincible.
L’histoire regorge d’exemples saisissants. L’Empire romain n’a jamais été aussi étendu qu’au 2ème siècle sous Trajan, juste avant d’entamer son déclin inexorable. En Orient, la dynastie Qing atteignit son extension maximale au 18ème siècle, contrôlant un territoire plus vaste que la Chine actuelle, avant de s’effondrer face aux pressions internes et externes. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », maintint ses fastes jusqu’à la Première Guerre mondiale, etc.
Cette putréfaction mène inexorablement à la seconde phase : la Polarisation. Alors que les récits fondateurs se désagrègent, un vide narratif s’installe, créant un terrain fertile pour l’émergence d’idéologies alternatives. L’entrée dans la phase de Polarisation se traduit pour l’instant par une désagrégation de l’ordre post-guerre froide, et plus loin encore par l’affaiblissement de l’État-nation westphalien qui a façonné les équilibres internationaux depuis le 17ème siècle. Nous passons ainsi de la logique des États à celle des blocs civilisationnels :
- Le bloc américain, centré sur la domination du marché et l’hégémonie du techno-capitalisme, qui continue d’imposer ses normes financières, culturelles et numériques.
- Le bloc sino-russe élargi aux BRICS, fondé sur la puissance étatique, la centralisation politique et le contrôle stratégique des ressources.
- Le monde majoritaire (Afrique, Amérique latine, Asie du Sud, Moyen-Orient), qui représente la majorité démographique et une part croissante de la richesse mondiale, mais qui reste dispersé, fragmenté et dépourvu de récit fédérateur.
- L’Europe, pour sa part, demeure en retrait. Depuis que le paradigme néohumaniste né de l’après-guerre inspiré par Monnet et Schuman a été enseveli sous la technocratie, elle ne porte plus de récit mobilisateur et se contente de réagir aux chocs géopolitiques et aux crises.
- Le réseau global auto-organisé, comprenant les dynamiques Internet, les DAO, les communautés open source et les mouvements de gouvernance distribuée qui reposent sur des communs numériques mondiaux décloisonnant institutions, frontières et modèles hiérarchiques traditionnels.
Sentant cette brèche, les leaders et communautés qui évoluaient jusqu’alors dans l’ombre du statu quo dominant cessent de filtrer leurs discours. Ils comprennent qu’ils peuvent désormais profiter du désarroi collectif pour coloniser l’imaginaire de l’humanité avec leurs récits fondateurs.
Le rôle des Chrysalides
Dans son analyse des cycles civilisationnels, l’historien anglais Arnold Toynbee a mis en lumière un phénomène fascinant : lors des grandes transitions, ce sont des communautés qu’il qualifie de « Chrysalides » qui jouent le rôle crucial de passerelles entre deux paradigmes. On peut les qualifier de protoparadigmatiques car elles émergent précisément au moment où le récit dominant d’une civilisation commence à se déliter.
Ces communautés créatives sont littéralement les incubateurs des civilisations naissantes. Elles préservent ce qui mérite d’être sauvé du passé tout en donnant forme aux germes du futur. Elles expérimentent de nouveaux modes de vie, explorent des spiritualités alternatives, développent des modèles économiques régénératifs, testent des formes inédites de gouvernance collaborative.
Aujourd’hui, ces Chrysalides existent déjà et vont prolifèrent dans les décennies qui viennent : écovillages, entreprises libérées, communautés spirituelles, collectifs d’artistes, hackers éthiques, permaculteurs, makers, digital nomads… Elles portent en gestation l’ADN de la prochaine civilisation.
Si la société était rationnelle, elle s’appuierait sur ces Chrysalides pour préparer son futur. Mais c’est exactement l’inverse qui se produit : comme ces communautés dénoncent l’obsolescence du paradigme dominant, le système en place va tout faire pour les neutraliser en les assimilant, les affaiblissant ou les détruisant.
C’est le marqueur de la troisième phase de l’intercycle : la Purification. Le pouvoir établi, sentant la menace, lance une offensive systématique contre ces foyers d’innovation sociale. Réglementations répressives, récupération marketing, infiltration, diabolisation médiatique, criminalisation… tous les moyens sont bons pour étouffer ces alternatives naissantes.
Paradoxalement, cette persécution va révéler ces communautés comme des diamants bruts qui se cristallisent sous la pression de l’épreuve. Exactement comme les premiers chrétiens face à l’oppression de l’Empire romain : plus ils étaient persécutés, plus leur foi se renforçait et leur message se propageait. L’adversité devient leur forge, transformant des expérimentations fragiles en mouvements résilients porteurs d’une vision transformatrice. Cette phase de purification va séparer les véritables innovateurs civilisationnels des simples modes passagères, révélant quelles communautés possèdent réellement l’étoffe des bâtisseurs d’avenir.
Une nouvelle voie
La phase suivante est la Conjonction, moment extraordinaire où les fragments d’ADN civilisationnel produits par ces communautés protoparadigmatiques se combinent pour donner naissance à un nouveau paradigme. Les innovations dispersées : nouvelles spiritualités, modèles économiques alternatifs, formes de gouvernance collaborative, technologies régénératives, se cristallisent soudain en une vision cohérente du monde qui capture l’imaginaire collectif.
Cette émergence paradigmatique se prolonge par la Congélation, phase cruciale de 50 à 100 ans où des institutions durables incarnent et stabilisent ce nouveau récit civilisationnel. Exactement comme au moment de la Renaissance et des Lumières : la banque moderne pour financier l’innovation, l’université pour transmettre les savoirs, la presse pour diffuser les idées, l’État-nation pour organiser le territoire, les syndicats pour défendre les travailleurs. Ces institutions deviennent les piliers du nouveau monde.
Or dans la mesure où les traumatismes imposés par l’ancien système créent des stigmates profonds sous forme de rejets catégoriques de certains principes perçus comme ayant mené à la faillite du monde précédent, le nouveau paradigme se construit donc sur des angles morts et des tabous inconscients qui préparent, inexorablement, un nouveau retour de balancier dans quelques siècles.
Ainsi, traumatisés par les abus religieux, les Lumières ont jeté la spiritualité aux orties, créant un matérialisme qui nous mène aujourd’hui à l’épuisement existentiel. Révoltés par l’oppression collective, nous avons sacralisé l’individualisme jusqu’à détruire le lien social. Ce schéma se répète mécaniquement : croissance, apogée, déclin, effondrement, puis recommencement dans la polarité opposée. Tout comme le pratico-inerte dont ils sont le pendant, ces traumas collectifs s’accumulent depuis des millénaires dans le code-source psychique de l’humanité sans être traités, générant la répétition des mêmes schémas de dissociation et de projection.
C’est précisément la raison d’être de l’écosystème du Point Zéro : anticiper ce processus pour s’en libérer définitivement. Notre projet n’est pas seulement de naviguer cette transition civilisationnelle, mais de transcender le schéma cyclique lui-même. Il s’agit d’un authentique projet de fondation qui vise à passer d’une historicité subie où l’humanité oscille inconsciemment entre les polarités à une historicité consciente et intentionnelle où nous apprenons enfin à intégrer les opposés plutôt que de les combattre.

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