Une formidable armée
Face aux défis colossaux qui se profilent : crise écologique mondiale, épuisement des ressources, tensions géopolitiques croissantes, une question cruciale se pose : disposons-nous de l’énergie collective nécessaire pour y faire face ? Car avant même de parler de solutions techniques ou d’innovations, c’est bien notre capacité de mobilisation, de résilience et d’adaptation humaine qui déterminera notre aptitude à traverser les turbulences à venir.
À première vue, notre civilisation devrait être mieux armée que jamais pour relever ces défis. Pourquoi ? Parce que depuis la Renaissance, elle s’est principalement construite autour d’un grand idéal : celui de l’individu capable de transcender toute limite par la seule force de sa volonté. Cette foi en la toute-puissance du héros individuel s’est vue renforcée par une industrie florissante du développement personnel qui a produit des bibliothèques entières de techniques pour « devenir la meilleure version de soi-même », « repousser ses limites » et « transformer les obstacles en opportunités ».
Suivant cette logique, notre monde devrait aujourd’hui fourmiller de surhommes nietzschéens, surfant avec aisance sur les vagues du changement et relevant avec brio les défis de notre temps, avec une avant-garde d’intellectuels intrépides prêts à défendre la vérité au péril de leur vie, des bataillon de lanceurs d’alerte prêts à défier les plus puissants pour révéler leurs méfaits, une légion d’entrepreneurs visionnaires prêts à révolutionner le monde avec leurs innovations audacieuses et des élites politiques visionnaires prêtes à amener notre société à un nouveau stade de conscience.
Des surhommes de papier
A présent, regardons donc de plus près cette formidable armée que des siècles d’individualisme triomphant nous ont léguée. Que voyons-nous ? La réponse est simple : rien.
Jamais l’humanité n’a paru aussi épuisée, aussi démunie face à son avenir. Anxiété généralisée, perte de sens, sentiment d’impuissance… Loin des promesses d’émancipation individuelle, nous contemplons une civilisation à bout de souffle, paralysée par l’ampleur des enjeux qui l’attendent.
A la place des valeureux bataillons de la liberté, nous avons des intellectuels confortablement installés dans leurs tours d’ivoire, plus préoccupés par leurs querelles d’ego que par la défense des libertés fondamentales ; des entrepreneurs occupés à créer la énième application de livraison de repas pendant que les vrais défis de l’humanité attendent désespérément des solutions ; des cadres qui malgré leur certifications en leadership, succombent en masse au burnout ; des élites politiques qui naviguent à vue entre les sondages d’opinion et les intérêts particuliers, incapables de projeter la moindre vision au-delà de la prochaine échéance électorale.
Cette armée fantôme, qui est la grande absente du tournant décisif de l’histoire que nous traversons, nous force à nous poser une question essentielle : comment avons-nous pu en arriver là ? Qu’avons-nous donc oublié en cours de route ?
La règle des 80/20
Imaginez un battement d’ailes de papillon au Brésil provoquant une tornade au Texas. Cette célèbre métaphore illustre parfaitement ce qu’est la systémique : l’art de percevoir et de comprendre les connexions invisibles qui tissent notre monde. Bien plus qu’une simple méthode d’analyse, la systémique est une véritable révolution dans notre façon de penser, nous invitant à abandonner notre vision linéaire et fragmentée pour embrasser la complexité des interdépendances.
La pensée systémique nous rappelle une vérité fondamentale : tout est connecté. Appliquée aux dynamiques collectives, elle révèle ainsi que le mal vient en premier lieu d’une vision atomiste qui nous a habitués à découper la réalité en fragments toujours plus petits, cherchant des solutions isolées à des problèmes indépendants. Cette « conscience fragmentaire », comme la nommait le physicien David Bohm, nous rend aveugles aux interconnexions qui tissent la toile complexe du réel.
La première règle à comprendre est donc celle de ce que je nomme les « 80/20 », à savoir que plus de 80% de nos comportements, décisions et actions sont façonnés par les récits collectifs, les croyances héritées et les structures organisationnelles qui nous enveloppent silencieusement. Ce chiffre vient notamment des expériences de conformité sociale telles que la fameuse expérience de Milgram. Dans cette dernière, une personne lambda est sommée d’électrocuter un inconnu, ce qui démontre bien que, malgré le dogme de la toute-puissance individuelle, l’individu aligne son comportement sur celui du groupe et les consignes de l’autorité perçue comme légitime.
Le cadre de sécurité psychologique

L’expérience de Milgram était initialement conçue pour comprendre comment la majorité de la population avait pu céder au totalitarisme, conduisant aux horreurs qui se sont produites pendant la Deuxième guerre mondiale, et ce qu’elle révèle de nos comportements peut donner l’impression que l’humanité est monstrueuse. En réalité, elle démontre seulement notre degré de dépendance aux cadres systémiques. Si ces derniers sont aliénants, alors nous avons des comportements d’obéissance aveugle. S’ils sont émancipateurs, alors nous agissons de façon libre et autonome.
Les recherches de l’école de Palo Alto, aux États-Unis, ont été pionnières sur le sujet. A titre personnel, j’ai compris la puissance de l’approche systémique en découvrant les travaux de Will Schutz, l’une des figures de cette école. Ses travaux ont mis en lumière une vérité fondamentale : notre capacité à nous épanouir, à déployer nos talents, à oser et à créer dépend avant tout de notre sentiment de sécurité psychologique. Ce sentiment n’est pas une simple perception subjective que nous pourrions modifier à volonté : il s’agit d’un état physiologique profond qui détermine si notre système nerveux est en mode ouvert « exploration » ou en mode fermé « survie ».
Lorsque nous nous sentons menacés, que ce soit par le rejet, l’humiliation, l’exclusion ou la dévalorisation, notre cerveau déclenche automatiquement des mécanismes de protection. Ces réponses ne sont pas des choix conscients mais des réflexes de survie ancrés dans notre biologie : repli sur soi, méfiance, rigidité émotionnelle, pensée en tunnel. À l’inverse, dans un environnement perçu comme sécurisant, notre système nerveux s’apaise naturellement, permettant l’ouverture, la créativité, la prise de risque et la connexion authentique aux autres.
Les croyances collectives
Si les cadres organisationnels sont essentiels, ils ne représentent que la partie visible de l’iceberg psychique. Les véritables forces qui façonnent les comportements collectifs se situent sous la surface, dans les croyances profondes et souvent inconscientes qui habitent le système.
Ces croyances agissent comme un programme invisible qui détermine quels types de cadres peuvent émerger et se maintenir. Par exemple, une organisation profondément imprégnée de la croyance que « l’être humain est fondamentalement paresseux et menteur » ne pourra jamais maintenir durablement des cadres d’autonomie, même si elle tente de les mettre en place formellement. Les anciennes structures de contrôle resurgiront invariablement, portées par la force gravitationnelle des croyances sous-jacentes.
Cette compréhension explique pourquoi tant de transformations organisationnelles échouent : elles se concentrent sur le changement des structures visibles sans adresser les croyances fondamentales qui les sous-tendent. C’est comme essayer de modifier le cours d’une rivière sans comprendre les forces géologiques qui ont façonné son lit.
Mais les croyances elles-mêmes dépendent d’un noyau plus central qui est le cœur du système psychique : les récits. Les récits sont aux croyances ce que le code source est aux programmes : ils constituent la matrice générative qui détermine quels types de croyances peuvent émerger et se maintenir dans un système donné. Un récit n’est pas simplement une histoire parmi d’autres, c’est un schéma directeur qui structure le champ de conscience d’une famille, d’une organisation et d’une civilisation.

La systémique culturelle capacitante
Les peuples premiers ont développé une maîtrise remarquable de la pensée systémique, non par choix philosophique, mais par pure nécessité. Car l’être humain ne peut survivre seul : sa vulnérabilité physique, la durée exceptionnelle de son développement et la complexité de ses besoins exigent une organisation sociale collaborative poussée où chaque individu doit maintenir l’harmonie en lui-même, avec les autres et avec le cosmos.
C’est pourquoi, au cœur de cette pensée systémique ancestrale se trouve le récit cosmogonique, qui est un narratif qui explique l’origine du monde et définit la place de l’humain dans celui-ci. Le récit cosmogonique n’est pas un simple mythe ou une histoire divertissante, mais le fondement même de la conscience collective. Les peuples premiers le considèrent comme un être à part entière, doté d’une vie propre, qui tisse des liens invisibles entre tous les éléments du monde : les humains, les animaux, les plantes, les minéraux, les ancêtres et les forces de la nature.
On pourrait dire que le récit cosmogonique est le reflet, dans le langage humain, de la trame sacrée de la vie. Cette présence vivante du récit remplit des fonctions essentielles en créant un champ de conscience partagé qui harmonise le groupe, rappelle constamment que nous sommes partie intégrante d’un tout plus vaste que nous-mêmes, donne du sens aux expériences individuelles et collectives, maintient active la mémoire des liens d’interdépendance et guide les comportements et les décisions. Le récit partagé est donc un espace de sécurité ontologique fondamental autant qu’un espace de sens. A partir de là, l’humanité première a développé une constellation de croyances pratiques unificatrices et capacitantes, qui se sont traduites par des cadres systémiques constitués de rituels : initiatiques, de célébration, de décision, de réparation, etc.
La grande déconnexion

L’avènement des technologies modernes a progressivement érodé cette conscience systémique ancestrale. À mesure que nous avons développé notre capacité à contrôler et modifier notre environnement, l’illusion de notre toute-puissance s’est renforcée. Les machines ont remplacé la coordination humaine, les cités ont effacé notre lien avec les cycles naturels, les écrans ont fractionné notre attention collective.
Cette artificialisation croissante nous a donné l’illusion de pouvoir nous extraire du tissu vivant du monde, de ne plus avoir à rendre de comptes, que ce soit à la nature ou aux autres. La spécialisation excessive des savoirs a achevé ce processus de fragmentation : là où les peuples premiers voyaient un tout cohérent, nous ne percevons plus que des domaines isolés, des expertises cloisonnées, des problèmes séparés.
Le paradoxe est saisissant : plus nous avons gagné en puissance technique, plus nous avons perdu en conscience globale. Notre capacité à modifier le monde s’est développé plus vite que notre compréhension des conséquences de ces modifications. C’est ainsi que nous nous retrouvons aujourd’hui avec des outils d’une puissance inouïe, mais privés de la sagesse nécessaire pour les utiliser de manière harmonieuse.
Le combat des borgnes
Le plus clair symptôme de cette hyperfragmentation de la conscience humaine est précisément l’exacerbation de l’opposition entre l’individu et le collectif, à travers des récits manichéens qui opposent artificiellement des principes qui sont en réalité indissociables. L’exemple le plus frappant est sans doute l’e combat entre capitalisme libéral et communisme.
D’un côté, le capitalisme libéral a poussé à l’extrême le mythe de l’individu tout-puissant, réduisant la société à une collection d’atomes en compétition permanente. Il a célébré « l’entrepreneur héroïque » et la « main invisible du marché », niant les conditions collectives qui rendent possible toute réussite individuelle. Cette vision unijambiste a fini par créer un monde où la richesse s’accumule de façon obscène entre quelques mains pendant que le tissu social se délite.
De l’autre, le communisme a basculé dans l’extrême inverse, sacrifiant toute individualité sur l’autel du collectif. En niant la réalité des aspirations personnelles et la puissance créatrice de l’initiative individuelle, il a engendré des systèmes totalitaires qui ont écrasé précisément ce qu’ils prétendaient libérer : l’humain dans sa plénitude.
Ces deux récits antagonistes sont comme des borgnes qui se battent pour savoir lequel voit le mieux. L’un ne perçoit que l’individu en niant le collectif, l’autre ne voit que le collectif en écrasant l’individu. Chacun s’est construit en opposition à l’autre, renforçant par là-même sa propre cécité.
Le Divisionnisme

J’ai cité ici l’opposition entre libéralisme et socialisme, mais elle est valable de n’importe quelle dualité. Pour certains, c’est le néolibéralisme qui détruit tout. Pour d’autres, c’est l’argent qui corrompt les âmes. D’autres encore accusent la technologie de nous déshumaniser, le fondamentalisme religieux d’obscurcir les esprits, le masculinisme de perpétuer la violence, le wokisme de diviser la société, le capitalisme d’épuiser la planète…
Cette litanie d’accusations révèle moins la nature de nos maux que le fonctionnement même de notre conscience dans son état actuel : nous projetons massivement à l’extérieur la source de nos souffrances, créant ainsi des boucs émissaires qui nous évitent de regarder notre propre participation au problème, qui consiste en premier lieu à juger que certains aspects de la vie et certaines idées ne devraient pas exister.
Or ce jugement de séparation nous coupe de l’amour, c’est-à-dire de l’accueil de tout ce qui est, et c’est ce rejet qui est le véritable mal qui va entraîner tous les autres à sa suite. Cette mécanique de projection que j’ai nommé « Polarisation » dans mon dernier article, est la phase de compensation psychique collective dans laquelle l’humanité s’engage à présent : en désignant un « mal » extérieur, nous nous positionnons automatiquement du côté du « bien », dans une vision manichéenne qui renforce les divisions qui sont la véritable origine de la souffrance.
Nous sommes devenus ainsi prisonniers de ce que j’appelle le « divisionnisme » — cette tendance compulsive à tout séparer, tout opposer, tout catégoriser en camps adverses. Cette maladie mentale est d’autant plus dangereuse qu’elle s’autoalimente : plus nous nous polarisons, plus nous renforçons les clivages qui provoquent les maux que nous cherchons à résoudre.
Sous la surface : le mycélium mourant
Plus les liens sociaux sont profonds et nombreux, plus l’individu peut développer son potentiel unique. Tout comme l’arbre en forêt qui peut s’épanouir pleinement parce qu’il est relié à un réseau souterrain complexe, notre individualité ne s’épanouit pas contre ou malgré le collectif, mais grâce à lui. Ce réseau souterrain de racines qui nous relie tous est constitué d’une trame subtile et complexe : mythes fondateurs qui donnent sens à notre existence, croyances collectives qui orientent nos actions, rituels qui marquent les grandes étapes de la vie, cadres relationnels qui permettent des échanges authentiques et profonds, espaces sacrés de reconnexion avec la nature, cérémonies initiatiques qui nous guident dans notre croissance.
Or pendant que nous nous épuisons dans des luttes de surface, ce patrimoine psychique, qui est le premier et le plus grand bien commun de l’humanité, se dégrade à une vitesse alarmante. Freud, dans la dernière partie de son œuvre — celle que la plupart des psychanalystes préfèrent ignorer car elle remet en cause l’idée même d’une thérapie individuelle — a été l’un des premiers à comprendre à quel degré le mal était profond. Dans Malaise dans la civilisation, il explique que les névroses individuelles ne sont que les symptômes d’une pathologie collective généralisée.
Jung va encore plus loin dans son diagnostic. En explorant l’inconscient collectif, il découvre avec effroi que les archétypes qui structuraient autrefois la psyché humaine se sont gravement dégradés dans la modernité, laissant place à ce qu’il appelle des « simulacres » — des copies mortes de processus autrefois vivants. Dans Les Racines de la conscience, il décrit comment l’homme moderne a perdu sa capacité à se relier aux forces profondes qui nourrissaient autrefois son âme.
Nietzsche, peut-être le plus radical dans sa vision, considère que la civilisation occidentale agonise à cause d’une maladie de l’âme qui nous fait perdre tout contact avec les forces vitales. Il dit qu’Eros, le désir vital en nous, a été « empoisonné », et dans Ainsi parlait Zarathoustra, il décrit notre monde comme un « désert qui grandit », où même ceux qui se croient sains sont en réalité profondément malades.
L’épidémie de mal-être
C’est le grand drame de notre époque : alors qu’au sein des peuples racines, toute l’attention est focalisée sur l’entretien du commun psychoculturel, ce dernier a quasiment disparu au sein de nos sociétés. Nous avons oublié de nourrir l’être collectif, et nous en payons à présent le prix fort. Les cas de burnout ont doublé en cinq ans, touchant désormais toutes les strates de la société, des cadres dirigeants aux soignants, des enseignants aux entrepreneurs. Plus inquiétant encore, une génération entière semble submergée : un adolescent sur quatre présente des signes de dépression clinique, tandis que les tentatives de suicide chez les 15–24 ans atteignent des niveaux historiques.
Les maladies dégénératives, autrefois rares, deviennent la norme plutôt que l’exception. L’explosion des troubles neurodégénératifs, des maladies auto-immunes et des cancers dessine une courbe exponentielle qui suit, comme une ombre fidèle, celle du progrès. Dans nos rues, les incivilités se banalisent, transformant le tissu social en une mosaïque de tensions et de micro-agressions quotidiennes. Les comportements addictifs se multiplient, qu’il s’agisse d’écrans, de substances, ou de consommation compulsive.
Face à ces maux, notre réflexe pavlovien consiste à multiplier les solutions purement tactiques : plus de médicaments, plus de police, plus de règlements, plus de campagnes de sensibilisation. Mais ces réponses ne font qu’aggraver la division qui est à l’origine du mal. La mort silencieuse du commun psychique explique pourquoi même nos tentatives les plus sincères de « faire communauté » échouent souvent : nous multiplions les initiatives de dialogue, de réconciliation, de collaboration, sans comprendre que le substrat même qui rendrait ces connexions possibles et vivantes est en train de disparaître.
La civilisation de l’injonction contradictoire
Cela éclaire pourquoi le mythe de l’individu tout-puissant est précisément ce qui a abouti à générer une humanité aussi paralysée. Car plus nous insistons sur la responsabilité individuelle face aux défis collectifs, plus nous générons un épuisement général de la volonté en plaçant les individus dans une injonction paradoxale qui va les détruire de l’intérieur.
D’un côté, on leur dit : « vous êtes totalement responsables de votre destin, vous avez le pouvoir de tout changer ». De l’autre, ils expérimentent quotidiennement leur dépendance à des systèmes qui les dépassent : structures économiques, normes sociales, dynamiques collectives aliénantes. Cette contradiction crée une tension psychique insoutenable, où l’individu est sommé d’être autonome, résilient, créatif, de sortir de sa zone de confort, de réduire son empreinte carbone et ainsi de suite, alors qu’il évolue dans un système qui pousse à la consommation, qui fonctionne dans l’obsolescence programmée et dont les environnements de travail épuisent toute capacité d’initiative.
L’erreur fondamentale de la pensée atomiste qui considère l’individu hors du contexte relationnel où il évolue est de croire que nous pouvons surmonter ces mécanismes par la seule force de notre volonté. C’est comme demander à quelqu’un de « décider » de ne plus avoir peur en présence d’un loup : notre corps sait mieux que notre mental ce qui menace notre survie. Les injonctions à « sortir de sa zone de confort » ou à « repousser ses limites » ignorent cette réalité psychobiologique fondamentale : sans un cadre relationnel sécurisant porté par un récit de vie capacitant, ces efforts ne font qu’amplifier nos mécanismes de défense.
C’est un cercle vicieux particulièrement pervers : plus nous échouons à changer individuellement, plus nous nous sentons coupables, plus notre énergie s’épuise, moins nous sommes capables d’agir, ce qui renforce notre sentiment d’échec. Et ainsi de suite, jusqu’à l’effondrement complet de la volonté, et à sa suite, de la société toute entière.
Sortir du cercle vicieux

La bonne nouvelle est que l’une fois que l’on a compris ce principe fondamental, nous pouvons changer de lunettes sur le réel et comprendre que pour agir sur les comportements individuels, il faut agir sur les récits, les croyances et les cadres.
A côté du cadre de sécurité psychologique que j’ai cité, on en trouve d’autres, qui correspondent à autant de modèles et d’approches de la transformation organisationnelle : le cadre de sens avec la Theory U et l’organisation opale, le cadre de gouvernance avec la sociocratie et l’holacracie, le cadre d’agilité opérationnelle avec le lean management et les méthodes agiles, le cadre d’apprenance avec la cinquième discipline de Peter Senge, etc.
Comprendre ces différents cadres systémiques, c’est comme redécouvrir l’art ancestral de la permaculture, mais appliqué à notre écologie psycho-émotionnelle collective. De même qu’un sol vivant et riche permet naturellement aux plantes de s’épanouir, des cadres systémiques sains permettent l’émergence naturelle de comportements créatifs et harmonieux.
Une révolution qui n’arrive pas
Je pourrais conclure ici cet article en vantant les mérites de ces approches systémiques. Cette conclusion recevrait sans doute son lot de likes et de commentaires enthousiastes sur LinkedIn, célébrant l’importance d’une plus grande conscience de ce sujet dans nos organisations.
Mais ce serait passer à côté d’un paradoxe fondamental : toute cette science de l’émancipation systémique existe depuis plus d’un demi-siècle. Les outils, les méthodes, les cadres conceptuels sont là, éprouvés, documentés, enseignés. Et pourtant, la révolution organisationnelle tant attendue n’a pas eu lieu. Il a fallu que l’humanité manque de s’autodétruire lors de la Deuxième Guerre mondiale pour qu’une réaction de montée en conscience se produise sur ce plan, mais malheureusement, celle-ci n’a rien changé en profondeur.
Les exemples d’organisations véritablement transformées restent l’exception plutôt que la règle. Nous citons d’ailleurs toujours les mêmes cas : Buurtzorg, Morning Star, Gore, Semco, comme des phares isolés dans un océan de pratiques traditionnelles.
Comment expliquer que des décennies après les découvertes de Palo Alto, les travaux de Bertalanffy, les recherches de Schutz et tant d’autres, nous en soyons encore à devoir convaincre de la pertinence de ces approches ? Comment se fait-il que malgré l’évidence des bénéfices de la sécurité psychologique, de l’auto-organisation, de la gouvernance participative, si peu d’organisations franchissent véritablement le pas ?
Les cercles concentriques de l’influence systémique
Ce que nous révèle la pensée systémique est précisément ce que nous refusons souvent de voir : l’imbrication vertigineuse des niveaux d’influence. Telles des poupées russes, chaque système est enchâssé dans un système plus large qui le conditionne profondément. Les individus sont comme des feuilles dont l’essentiel des comportements sont façonnés par la culture de leur organisation. Mais ces organisations sont elles-mêmes comme des branches dont les pratiques sont déterminées par la culture sociétale dominante. Ces sociétés sont à leur tour modelées par des paradigmes économiques, eux-mêmes issus de récits civilisationnels plus profonds.
Au sommet de cette cascade d’influences se trouve un métarécit qui sous-tend l’ensemble des civilisations et programme silencieusement notre inconscient collectif. Véritable jumeau ténébreux du récit cosmogonique originel, c’est lui qui nous garde dans l’illusion de la séparation et définit notre rapport au temps, au progrès, à la nature, normalisant la compétition plutôt que la coopération, la domination plutôt que l’équilibre, l’avoir plutôt que l’être.
Daniel Quinn, dans son livre Ishmaël, explique ainsi que l’état du monde actuel correspond très exactement au récit qui le fonde :
« Votre civilisation n’est pas en train d’échouer. Elle ne s’est pas égarée ou détraquée. Elle fait exactement ce qu’elle est censée faire selon votre histoire du monde. »
Dès lors, vouloir transformer durablement les organisations sans s’attaquer à ces couches plus profondes revient à tailler les branches d’un arbre dont les racines sont malades. Certes, l’action au niveau organisationnel reste précieuse et nécessaire, mais elle ne peut suffire. La véritable transformation systémique exige que nous osions remonter jusqu’aux sources — jusqu’aux mythes fondateurs qui façonnent notre vision du monde et, par cascade, tous les niveaux qui en découlent.
La ligne de crête entre deux abîmes

Mes recherches sur le sujet m’ont conduit à une conclusion : l’humanité entre dans une phase où une telle réécriture du code-source psychique collectif est enfin envisageable. Mais cela suppose de naviguer entre deux précipices. D’un côté, l’effondrement brutal des infrastructures matérielles qui soutiennent notre civilisation serait une catastrophe humanitaire sans précédent, plongeant des milliards d’êtres humains dans le chaos et la souffrance.
Mais de l’autre, la perpétuation du récit actuel, basé sur la division, nous conduit tout droit vers une dystopie encore plus terrifiante : un monde ultra-technologique mais déshumanisé, où le contrôle algorithmique et la surveillance généralisée auraient définitivement étouffé ce qui reste de notre humanité.
La ligne magique, le sentier étroit entre ces deux abîmes, passe par ce que j’appellerais une « métamorphose narrative intégrale » : une transformation radicale de nos récits fondateurs, de nos mythes collectifs, de notre façon de faire sens du monde. Comme la chrysalide qui doit se dissoudre complètement pour que le papillon puisse émerger, nos structures psychiques et sociales doivent traverser une phase de dissolution totale pour qu’une nouvelle forme de conscience puisse naître.
Cette voie exige que nous traversions des crises suffisamment profondes pour ébranler nos certitudes les plus ancrées, pour faire vaciller les fondements même de notre vision du monde, mais pas au point de détruire les outils qui pourraient servir à construire autre chose. Ces crises, qui ont déjà commencé et qui vont encore s’amplifier, doivent être assez intenses pour provoquer une mutation de conscience, mais pas au point de nous faire basculer dans un chaos irréversible
C’est ce hacking du récit cosmogonique de séparation qui dirige l’humanité depuis des millénaires qu’il s’agit de tenter collectivement. Rien de moins ! Et la première étape pour y parvenir peut passer, paradoxalement, par un autre exercice de systémique, qui consiste en premier lieu par réorganiser notre « Assemblée Intérieure », c’est-à-dire la constellation de sous-personnalités que nous portons tout en nous. Suite au prochain article…