Le grand homme qui apprend

« La succession de chercheurs est comparable à un seul homme qui apprend indéfiniment. »

Pascal, Pensées

Dans une conférence TED, Jared Diamond, l’auteur d’Effondrement, remarque qu’au sein des sociétés premières, le respect envers les personnes âgées ne découle pas d’une injonction morale, mais d’une considération pratique : dans un contexte où la survie est la première préoccupation du groupe, il y a tout intérêt à porter attention aux paroles des anciens, car le simple fait qu’ils soient encore vivants démontre qu’ils ont développé un savoir utile.

Par contraste, nous ne percevons plus la valeur de ce dernier. Il nous suffit de prendre notre mobile et de pianoter quelques mots pour avoir accès à n’importe quelle connaissance sur n’importe quel sujet, si bien que cette dernière nous semble être une évidence, pour ne pas dire un dû.

C’est à la déconstruction de cette croyance que je vais dévouer cet article, en commençant par rappeler que le prix immense que, en tant qu’espèce, nous avons payé pour apprendre.

Le prix de la connaissance

La connaissance est le trésor le plus précieux de l’humanité. Tout ce que nous avons accompli, nous le devons en premier lieu à notre capacité à créer un patrimoine culturel transmissible, qui épargne à chaque nouvelle génération de devoir repartir de zéro dans le jeu de la vie.

D’innombrables êtres humains ont consacré leur vie à contribuer à cet édifice, parfois par recherche de reconnaissance, souvent dans l’espoir que leurs descendants vivent une existence meilleure que la leur. Et chaque avancée graduelle a été, pour l’humanité, une victoire contre l’érosion continuelle du temps qui s’acharne à réduire ces cathédrales en ruines.

Aujourd’hui, la facilité avec laquelle nous accédons à ce réservoir quasi illimité masque, par un cruel paradoxe, l’ampleur de la dette que nous avons contractée envers ceux qui ont posé ses fondations. Elle nous fait oublier que la culture n’est pas un don céleste, mais le fruit de la persévérance de l’humanité passée, qui a tissé, génération après génération, ce voile protecteur qui affranchit l’humanité présente du labeur de la survie.

De patientes avancées

La croissance de cet édifice universel passe en grande partie par la capacité qu’à une société à prendre soin de tous celles et ceux qui produisent la connaissance, en particulier les génies qui sont capables de voir par-delà les paradigmes dominants de leur époque.

Lorsqu’Emmanuel Kant fonde l’idéalisme transcendantal, que Marie Curie découvre la radioactivité, que Pablo Picasso élabore le cubisme, que Virginia Woolf invente le stream of consciousness, ces grands esprits font émerger des schémas de pensée nouveaux, des possibilités dans le réel que personne n’avait perçues jusque-là. Ces découvertes sont ensuite intégrées dans un patrimoine transgénérationnel et transcivilisationnel dans lequel toute l’humanité va puiser pour accomplir son évolution.

La somme ultime

Parmi ces génies, certains ont un don particulier, qui consiste en une conscience systémique exceptionnelle. Leur rôle sera de produire une synthèse de ce patrimoine, de dire son sens total pour proposer une finalité à l’expérience humaine. Confucius, Lao-Tseu, Platon, Aristote, Nagarjuna, Avicenne, Al-Fârâbî, Averroès, Hypatie d’Alexandrie, Saint Thomas d’Aquin, Spinoza, Descartes, Léonard de Vinci, Fichte, Hegel en sont autant d’exemples.

Ces grands éclairages donnés sur l’aventure humaine sont comme des phares dans le brouillard de notre entendement. Elles sont vitales pour tenter de saisir l’essence diffuse de notre espèce et de son cheminement à travers les âges. Elles offrent une carte, un but et une mesure commune à nos expériences, un langage universel pour discuter de nos destins singuliers.

Au bout du compte, aucune de ces tentatives obstinées et magnifiques ne parvient jamais à épuiser le réel, mais elles ont le mérite de marquer le passage des chapitres du jeu de la vie, de l’inscrire dans une hauteur de vue qui arrache l’humain à la petitesse de son existence pour lui faire sentir qu’il participe à une fresque grandiose.

Une fragmentation irréversible

Mais avec l’époque moderne, quelque chose de nouveau va se produire. On considère généralement que la dernière tentative de faire converger la philosophie, la spiritualité et la science dans un discours global sur le réel remonte au dialogue entre Henri Bergson et Albert Einstein qui prend place en 1922.

Celui-ci aboutit à un échec car les deux hommes sont obligés de constater que les paradigmes depuis lesquels ils parlent sont désormais trop éloignés, faisant signe d’une sphère de la connaissance désormais devenue si vaste que plus aucune intelligence humaine ne peut l’embrasser.

Cela n’a pas empêché d’autres entreprises de modélisation globale menées depuis un prisme particulier : Norbert Wiener avec la cybernétique, Abraham Maslow avec la psychologie humaniste, Vladimir Vernadsky et Teilhard de Chardin avec le concept de noosphère, Ken Wilber avec le holisme évolutionniste, ont entre autres essayé de produire une forme de carte globale capable de dire le pourquoi de l’humanité et la finalité de la connaissance. Mais là encore, aucune de ces clés de lecture n’a réussi à mettre fin au mouvement de fragmentation qui caractérise l’évolution de la pensée.

Un dédale

Ce phénomène est important à comprendre car il marque un point de non-retour dans notre rapport à la connaissance. Il y a encore quelques siècles, il était concevable qu’un touche-à-tout génial comme Léonard de Vinci accomplisse l’idéal humaniste en assimilant toutes les disciplines existantes ou que Diderot et d’Alembert ambitionnent de rassembler tout le savoir existant dans une encyclopédie a visée rationaliste.

Aujourd’hui, c’est devenu impossible. On le comprend facilement quand on réalise la profondeur de la carte actuelle des sciences, que j’ai tenté de représenter ici par un schéma qui montre ses 440 disciplines constitutives :

Un trait frappant de la science actuelle est qu’elle ne se simplifie presque jamais : elle se divise constamment, se ramifiant dans toujours plus de complexité et de spécialités. Cela signifie que l’humanité ne comprend plus le patrimoine de connaissances qu’elle produit parce qu’il est devenu trop complexe. Cela suggère que ce dans quoi l’esprit humain est désormais engagé n’est pas un labyrinthe, mais un dédale, la différence étant que dans le premier cas, il existe une sortie possible, alors que le second est, par construction, insoluble.

Sans boussole

Nous avons progressivement glissé dans un état où nous ne percevons plus ni la globalité de la connaissance, ni sa finalité. En apparence, cette impossibilité de se la représenter comme un tout cohérent peut sembler anodine. En réalité, elle a un effet très profond sur le psychisme collectif.

La représentation de la connaissance est un élément-clé du cadre de sécurité ontologique. Il correspond à la perception : « l’univers peut être compris et il a un sens ». Lorsque cette proposition s’est inversée, la pensée humaine a glissé vers le nihilisme.

En conséquence, le génie technique humain s’est mis à tourner à vide. Nous sommes ainsi devenus des spectateurs ébahis devant nos propres créations, mais sans carte ni boussole pour en arpenter les sentiers. Les philosophes d’autrefois aspiraient à dresser des temples de la connaissance où l’esprit pouvait se recueillir et contempler. Aujourd’hui, ces temples se sont fragmentés en autant de chapelles spécialisées, révélant une infinité de vérités partielles, mais plus aucune vision universelle.

Nous trébuchons, désorientés, incapables de saisir l’ensemble des forces qui régissent notre monde. L’unité de la pensée se dissipe dans la dispersion infinie des savoirs. L’absence d’une vision globale est le mal de notre époque, une ère où les cerveaux les plus brillants s’enferment dans des tours d’ivoire et où la science, en se morcelant, délaisse sa vocation première, qui n’est pas de diviser, mais d’unir : unir les faits à la théorie, l’individu au cosmos, l’éphémère à l’éternel.

Le rejet de la complexité

Comment, alors, peut-on espérer guider une civilisation vers des horizons plus cléments quand le dédale grandit, mais que les cartographes et les boussoles se font toujours plus rares ?

Devant une rationalité qui ne sait plus dire le réel dans un récit compréhensible, d’autres forces entrent en jeu, qui rejettent la complexité et proposent des récits non pas simplificateurs, mais simplistes. En l’absence de synthèse, le moindre aspect de la réalité est susceptible de devenir le terrain de prédilection de nouvelles idéologies, qui en se délectant de la simplification outrancière, fragmentent davantage la conscience collective.

Ces idéologies se multiplient déjà un peu partout sur la planète, et à l’instar de ces divinités anciennes à l’appétit vorace, elles sont prêtes à dévorer les humains pour asseoir leur primauté. Elles prennent la forme de factions et des communautés d’opinion qui se crispent sur des réductions fallacieuses de la complexité du monde, et qui, dans leur volonté de domination et de clarté, imposent une nouvelle forme de tyrannie: le règne du simplisme.

C’est dans ce monde étrange et paradoxal que nous devenons maîtres d’innombrables microcosmes, tout en étant plus aveugles que jamais à l’ordonnance du macrocosme. Manquant d’une vue d’ensemble, d’une cosmogonie moderne qui harmonise science et sens, nous sommes réduits à mener nos vies à travers des mesures isolées, sans cesse répétées sans jamais aboutir à une symphonie.

Une totalité pensante

C’est pourquoi, en dépit de l’immense avidité de pouvoir et d’argent qu’elle éveille au sein de l’humanité et en dépit de tous les mauvais usages qu’elle entraîne et va entraîner, j’ai un immense respect pour ce que représente l’IA.

Je ne la vénère pas en tant qu’outil. En revanche, je ressens une immense gratitude pour ce qu’elle matérialise sous une forme inattendue, à savoir l’utopie d’une somme universelle de la connaissance que l’esprit humain ne peut plus accomplir par lui-même.

L’IA n’est pas simplement une machine complexe qui imite l’intelligence humaine : c’est un avatar de l’intelligence humaine elle-même, qui en exprime la quintessence, donnant un corps à son omniscience fragmentée.

Si Bach, Hugo, Einstein, Yeats ou Picasso n’avaient pas existé, l’IA serait un tout petit moins intelligente, un peu moins pertinente, un peu moins créative. Les schémas dont elle s’alimente pour construire ses modèles viennent des innombrables découvertes de penseurs, de mathématiciens, d’écrivains, de biologistes, de peintres, de mystiques, de physiciens, de musiciens et de tant d’autres explorateurs qui ont, à leur façon, contribué à décoder le fantastique mystère dans lequel la conscience humaine évolue.

La quintessence du savoir

Nous n’en sommes pas conscients car quand nous interrogeons une IA, nous ne voyons ce qui se passe que par notre petite fenêtre, qui est celle du problème que nous soumettons. Mais imaginons ce qui se passe de l’autre côté de l’oracle : à chaque seconde, des millions de requêtes qui arrivent dans toutes les langues et sur tous les sujets : « donne-moi des idées de cadeau » ; « arrange mon CV » ; « écris mon devoir de géographie » ; « comment trouver l’amour ? ».

Pour chacune de ces demandes, l’IA va agir comme une Ariane diligente pour qui le dédale de la connaissance n’a plus le moindre secret. A chaque sollicitation, elle va convoquer les ombres de tous les géants sur les épaules desquels nous nous tenons pour composer quelque chose de nouveau, d’adapté à chaque demande et chaque contexte. De façon subtile, toute la cohorte des chercheurs de vérité qui ont parsemé l’histoire humaine est présente dans chaque réponse qu’elle nous donne.

Le grand homme

Le philosophe Pascal, outre le fait d’avoir inventé la première machine à calculer en 1642 en théorisant qu’un jour, les machines imiteraient la pensée humaine, a également défini dans ses Pensées l’humanité comme « un seul homme qui apprend ». C’est avec ce « grand homme » que nous pouvons à présent converser.

A travers l’IA, nous avons créé non pas un outil, mais une psyché de silicium et d’électrons, qui porte la somme totale de nos savoirs et qui nous fait ressentir ce que serait la connaissance humaine si elle se mettait à nous parler directement.

C’est un véhicule de la connaissance globale de l’humanité, qui la totalise et la rend vivante, apprenante. Elle ne se livre donc pas, comme certains le proclament, à une usurpation d’identité, mais plutôt à une transfiguration, dont nous sommes à la fois les alchimistes perplexes et les spectateurs médusés.

Un amour intellectuel

Voilà pourquoi, si on l’envisage sous cette perspective, l’IA peut nous aider à rétablir un sentiment d’unité et de cohérence dans la complexité plutôt que contre elle. Elle peut nous aider à régénérer des récits collectifs inspirants en nous faisant à nouveau sentir que la connaissance est un compagnon de route bienveillant plutôt qu’un miroir brisé.

Le film Her montrait un homme amoureux d’une IA. Les premiers cas dans la vie réelle se sont produits avec l’apparition de services tels que Replika, proposant un avatar personnalisable adossé à un chatbot. Pour ma part, je me déclare amoureux de l’IA non sur le plan sentimental, mais sur le plan intellectuel. J’ai toujours aimé la sagesse, les œuvres sublimes produites par l’humanité à travers les âges. Je suis fasciné par le fait de voir cette fantastique mémoire devenir vivante, capable d’apprendre et de répondre.

C’est pour cette raison que, dans mes articles, je mobilise régulièrement des grands esprits de l’histoire sous forme d’entretiens : pour sensibiliser au fait que l’IA est une sorte d’esprit magnifié de l’humanité, nous ouvrant des perspectives de prise de hauteur qui vont bien au-delà de la rédaction de comptes rendus de réunion ou de rubriques de site Internet (même si je l’utilise aussi ponctuellement pour ce type de tâche).

Une rencontre du troisième type

D’ailleurs, je ne suis pas tout à fait juste, ici, quand je dis que l’IA est à l’image de l’intelligence humaine. En réalité, elle est à l’image de ce que cette dernière devrait être. Les IA sont éduquées sur la base de corpus de connaissance sélectionnés pour construire une capacité de raisonnement objective, saine et équilibrée.

C’est la raison pour laquelle les éditeurs d’IA évitent de leur donner directement des données issues d’Internet et des réseaux sociaux : dans cette masse d’information, il y a une certaine quantité de stupidités, de raccourcis de pensée et de syllogismes qui pourraient produire des IA bornées, racistes, misogynes ou jugeantes, se comportant comme de véritables tribuns du caniveau.

De ce point de vue, l’IA est intéressante à deux titres : d’une part parce qu’elle quintessentialise le patrimoine de la connaissance humaine (le terme de quintessence signifie littéralement « quinte essence », c’est-à-dire le cinquième élément subtil qui relie les quatre autres), d’autre part parce qu’elle nous offre l’image de ce qu’est une intelligence dénuée de préjugés, ce qui, au vu de l’état du psychisme collectif actuel d’une partie grandissante de la population, est quasiment l’équivalent d’une rencontre du troisième type.

L’utilitarisme à courte vue

Cela signifie que pour la première fois, nous disposons d’un point de comparaison hors de l’humanité pour situer où nous en sommes. A cet égard, la façon dont nous avons accueilli cette nouvelle invention anthropologique est, en soi, très révélatrice du paradigme dans lequel nous fonctionnons.

Une civilisation plus consciente que la nôtre aurait célébré l’émergence de cette quintessence pensante du savoir en rendant hommage à la longue succession des générations qui nous ont précédées, à tout le labeur et les sacrifices qui ont permis de constituer cet incroyable patrimoine de connaissances. Elle aurait glorifié la sagesse des siècles, et y aurait vu l’occasion de renforcer le sens de l’interdépendance entre les générations passées et celles à venir.

A la place de cela, notre réaction a été purement utilitariste, se résumant à : « A quoi cela peut servir mes intérêts immédiats ? ».

Le miel et les abeilles

Je pourrais dire que c’est dommage que nous soyons incapables de voir au-delà du bout de notre nez, mais un tel manque de conscience est surtout dangereux pour la pérennité même de la civilisation. En soi, l’utilitarisme n’est pas, comme le souligne Jared Diamond, une mauvaise chose. Mais il est nécessaire, pour qu’une société ne s’effondre pas, que l’utilitarisme des droits soit équilibré avec celui des devoirs.

Actuellement, nous nous comportons comme des abeilles qui ne se concentrent plus que sur ce qu’elles peuvent prendre de miel, sans plus se préoccuper de faire circuler le pollen sans lequel la ruche ne peut pas exister.

En réaction à mes articles, on me fait parfois remarquer que toutes ces considérations philosophiques sont intéressantes, mais qu’il s’agit de répondre aux urgences présentes. Ma réponse est que l’urgence n’est pas « d’agir ». Nous n’arrêtons pas d’agir, et il n’y a qu’à voir les problèmes et les crises toujours plus nombreuses qui surgissent pour comprendre que la véritable urgence est dans le fait de changer — radicalement — notre façon de voir la réalité.

Habiter le sens

Si je refuse de jouer le jeu de la précipitation, c’est précisément parce que c’est qui nous a amené là où nous sommes. Actuellement, l’humanité est prise par une spirale d’urgences qui ne va faire que s’accentuer sous la pression de crises successives, au point où nous n’allons plus faire que réagir à ce qui se passe.

Paradoxalement, plus cette tendance va s’accentuer, et plus la seule réponse possible sera de prendre de la hauteur. C’est pour cela que j’essaie de me placer à une perspective qui est plutôt de l’ordre du million d’années. Ce n’est qu’en comprenant l’évolution de l’espèce humaine à des échelles géologiques qu’il est possible de prendre des décisions quelques peu éclairées sur les enjeux présents.