2040 : de la société de la peur à la société du courage

10 ans de voyage en commun

Lisez 2040 : 5 futurs possibles et comment s’y préparer de Jérémy Lamri. Vous y comprendrez pourquoi une autre société est véritablement possible.

J’ai rencontré Jérémy Lamri il y a 10 ans. Du Lab RH à Tomorrow Theory, nous avons collaboré sur nombre de projets, qui ont tous eu un point commun : la quête d’une société dont l’être humain soit la finalité plutôt que le moyen.

La belle affaire, me direz-vous. Est-ce que tout le monde ne proclame pas plus ou moins vouloir « mettre l’humain au centre », sans que cela change grand-chose aux rapports d’aliénation qui sous-tendent notre monde ?

Disons que notre approche a précisément été de creuser au-delà des déclarations d’intention pour comprendre pourquoi il était tellement difficile d’aligner les paroles et les actes. Nous nous sommes donc spécialisés dans l’innovation RH, un domaine qui peut sembler étroit à première vue. Pourtant, cette approche s’est révélée être une porte d’entrée extraordinaire vers le décodage de la complexité de notre monde.

En explorant les questions du travail, des compétences et de l’organisation, nous avons mieux compris les différents éléments qui constituent de notre société. Et cela s’est révélé être un véritable voyage initiatique, dont la principale prise de conscience a consisté à réaliser que le système contient déjà la solution à tous ses problèmes.

Le puzzle géant

Les startups apportent l’audace d’expérimenter et la capacité à transformer les contraintes en opportunités, tandis que les grands groupes possèdent les ressources et l’échelle nécessaires pour déployer massivement les innovations. Les PME, avec leur ancrage territorial et leur agilité, sont des laboratoires vivants où théorie et pratique se confrontent quotidiennement.

Les chercheurs fournissent le recul critique et les cadres conceptuels qui donnent sens aux expérimentations, pendant que les pouvoirs publics créent les conditions d’un terrain de jeu équitable où l’innovation peut prospérer sans creuser les inégalités. Les associations nous rappellent l’importance cruciale du bien commun. Les jeunes insufflent l’énergie du changement et la vision d’un futur désirable, quand les seniors offrent la profondeur historique et la sagesse d’expériences accumulées.

Les territoires ruraux détiennent les clés d’un rapport au temps et à l’espace que les métropoles ont oublié, alors que ces dernières concentrent une diversité culturelle génératrice d’idées nouvelles. Les écosystèmes d’insertion nous rappellent qu’une société qui repose sur l’exclusion n’en est plus une, et les éducateurs que le futur de l’humanité se décide à chaque interaction que nous avons avec les enfants.

Tout cela nous a fait réaliser que ce qui nous manquait, ce n’était pas les solutions : tout est là. Tout existe sous forme de pensées, de pratiques, de communautés, disséminées un peu partout. Ce qui nous manque cruellement, ce sont des ponts entre ces mondes qui s’ignorent, et parfois, se jugent.

Un maître invisible

Cela nous amené à réaliser que derrière les maux de notre société, se cache une force qui est le véritable architecte de cette fragmentation. Une force qui opère dans l’ombre, qui ne siège dans aucun conseil d’administration, qui n’est reconnue dans aucune instance officielle. Et qui, pourtant, influence chaque décision majeure de notre monde.

Cette force dicte l’agenda des gouvernements, oriente les politiques publiques et les relations internationales. Les partis politiques, qu’ils soient de gauche ou de droite, lui obéissent inconsciemment, adaptant leurs discours à ses exigences tacites. Elle façonne au quotidien la stratégie et la culture des entreprises. Elle transcende les clivages traditionnels, unissant paradoxalement dans une même paralysie ceux qui devraient s’opposer. Elle traverse les frontières, les classes sociales, les générations.

Qui est donc cette force tentaculaire qui tient les rênes de notre destin collectif ? Qui est ce marionnettiste invisible dont les fils contrôlent aussi bien les puissants que les sans-voix ?

Ce n’est ni la finance, ni une idéologie, ni une élite secrète.

C’est la peur.

Peur de l’inconnu, peur de l’échec, peur de l’autre, peur d’être exclu, peur d’être trahi, peur d’être abandonné… Une peur devenue si familière que nous ne la reconnaissons même plus comme telle, parce que nous avons fini par la confondre avec la réalité elle-même. C’est le parti au pouvoir, devenu apparemment indéboulonnable.

A l’entrée du labyrinthe

Avec le temps, nous avons appris à mieux comprendre cette peur. Initialement, nous avons cru qu’il suffisait de créer des espaces de dialogue, de sensibilisation et d’entraide pour surmonter ces clivages. Naïvement, nous imaginions que la simple mise en relation des acteurs permettrait de dissiper les malentendus et de catalyser les synergies.

Mais en creusant, nous avons découvert qu’elle plonge ses racines dans un passé lointain, dans des structure de pouvoir conçues il y a des siècles, dans des traumatismes collectifs jamais véritablement métabolisés. Et qu’elle était entretenue par un système devenu autonome, un enchevêtrement de mécanismes économiques, médiatiques et technologiques sur lequel plus personne n’a de prise directe.

Les algorithmes qui nous enferment dans des bulles informationnelles, l’économie de l’attention qui monétise nos angoisses, les structures de gouvernance qui diluent les responsabilités : tout concourt à maintenir un état permanent d’insécurité diffuse. On ne sait plus trop pourquoi on a peur, mais on sait qu’il vaut mieux se méfier de tout. Qu’il faut tout contrôler… juste au cas où.

Cet état n’est pas le fruit d’une conspiration. Ce serait tellement plus simple s’il y avait, quelque part, un groupe de manipulateurs dont il suffirait de se débarrasser pour restaurer l’harmonie collective. Mais la peur est le résultat émergent d’incitations désalignées, de boucles de rétroaction, de l’artificialisation qui enferme la conscience, de blessures émotionnelles invisibles… Elle est non seulement complexe, mais elle est le moteur même de la surcomplexité que produisent les sociétés humains dans leurs tentatives de se protéger de leur propre finitiude.

Le contrôle absolu

Pour autant, les pouvoir politiques, économiques, médiatiques ou religieux ne sont pas exempts de responsabilité quant à l’entretien de cette peur. Car cette dernière possède un pouvoir de programmation comportementale sans égal. Elle est le plus puissant des algorithmes prédictifs appliqué à l’humain, car un consommateur apeuré achètera toujours plus de sécurité, un citoyen effrayé votera toujours pour plus d’ordre, un collaborateur inquiet se conformera toujours aux attentes.

La peur, projetée à l’échelle d’une civilisation, devient le plus puissant des systèmes de contrôle. Et elle est une aubaine pour quiconque cherche à prévoir : l’entreprise y gagne en performance à court terme, le politique en stabilité électorale, le média en audience captive. La peur transforme l’incertitude inhérente à la condition humaine en comportements statistiquement fiables.

Là où l’espoir, la confiance ou l’enthousiasme produisent des réactions diverses et imprévisibles, la peur canalise l’énergie humaine dans des directions étroites et anticipables. Elle est le carburant idéal d’une société basée sur le contrôle et la quantification de chaque aspect de la réalité.

Cette instrumentalisation n’est pas toujours consciente. Beaucoup de dirigeants croient sincèrement agir pour le bien commun en activant ces leviers. Ils sont eux-mêmes prisonniers d’un système qui récompense la certitude apparente et punit l’expérimentation authentique, l’exploration libre de la vie.

Le Point Zéro

Cette traversée des mondes qui constituent la société a aiguisé notre conscience systémique comme aucune formation académique n’aurait pu le faire. Nous avons compris que les problèmes contemporains ne sont pas des dysfonctionnements isolés, mais les symptômes d’un système entier qui atteint ses limites. Que les crises que nous vivons : écologique, économique, démocratique, sanitaire, ne sont pas des accidents de parcours, mais les manifestations d’un même phénomène : l’épuisement du récit civilisationnel moderne.

Cette prise de conscience nous a poussés à regarder au-delà de notre époque. Vers le passé d’abord, pour comprendre les cycles qui ont rythmé l’histoire humaine, les montées et chutes des civilisations. Vers le futur ensuite, pour anticiper les trajectoires possibles de notre espèce à l’heure où elle fait face à des défis existentiels extraordinaires.

Ce que nous avons découvert est à la fois terrifiant et exaltant : nous vivons un moment charnière que je nomme le Point Zéro : une période de bascule où un cycle civilisationnel s’achève et où un autre commence à émerger. Le Point Zéro n’est pas simplement une crise de plus, c’est une métamorphose complète de notre rapport au monde, à la technique, à la connaissance et à la conscience elle-même.

La portée de cette transformation est immense. Elle touche tous les aspects de notre existence : notre économie basée sur la croissance infinie, nos organisations pyramidales héritées de l’ère industrielle, notre vision fragmentée de la connaissance, notre rapport extractiviste à la nature, notre politique basée sur la séparation entre public et privé. Et au bout du compte, jusqu’à notre conception même de ce qu’est l’être humain.

De la pensée à l’action

Face à cela, je me suis concentré sur la vision à long terme et la façon de réunir les conditions pour orienter la fondation d’un nouveau type de civilisation qui équilibre pouvoir et conscience. Ce que j’entends par « long terme » signifie en pratique chercher à agir dans les trois décennies qui viennent pour orienter le prochain cycle civilisationnel qui prendra place sur les siècles, voire les millénaires.

Une telle vision peut sembler irréaliste au vu des urgences qui s’accumulent. Mais comme le disait Edgar Morin : « à force de sacrifier l’essentiel pour l’urgent, on finit par oublier l’urgence de l’essentiel. » La prise de hauteur que nous devons prendre aujourd’hui pour penser une bifurcation historique exige de cesser à nous projeter sur des échelles de temps minuscules pour enfin envisager l’évolution de notre espèce comme elle le mérite, à savoir depuis son apparition jusqu’aux lointains horizons qu’elle peut atteindre.

Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il faut oublier le quotidien. Jérémy a pris un chemin complémentaire. Il s’est attaché à comprendre comment agir concrètement sur le moyen terme pour modifier notre trajectoire sociétale d’ici 2040. Là où mes travaux explorent les fondements d’un nouveau paradigme civilisationnel, Jérémy a cartographié les leviers d’action actionnables pour l’enclencher. Il a identifié les points de bascule où des interventions ciblées peuvent amplifier les signaux positifs déjà présents dans notre société et prévenir les dérives les plus dangereuses. Son approche pragmatique vise à transformer la peur paralysante qui caractérise notre époque en courage d’agir collectivement.

Cette complémentarité est notre force. Pendant que j’explore l’horizon lointain pour définir la destination, Jérémy trace les chemins qui nous y mèneront étape par étape. Ensemble, nous relions la vision systémique du futur aux actions concrètes du présent, l’émergence d’un nouveau grand récit aux transformations quotidiennes qui le rendront possible. C’est cette combinaison entre la métastratégie et la tactique qui peut faire du Point Zéro une opportunité sans précédent pour réorienter notre trajectoire collective.

Le secteur quaternaire

L’approche proposée par 2040 pour y parvenir passe par le secteur quaternaire.

Késako ? Pour comprendre l’importance de ce concept, il faut le replacer dans la grande fresque des révolutions industrielles qui ont rythmé l’histoire moderne. Chaque révolution a profondément transformé la nature du travail humain. La première nous a fait quitter les champs pour rejoindre les usines, créant le secteur secondaire. La deuxième, avec l’électricité et le pétrole, a intensifié la production. La troisième, numérique, a fait émerger le secteur tertiaire, nous faisant passer de l’usine au bureau. À chaque étape, d’immenses gains de productivité ont été réalisés, dégageant des ressources considérables.

Dès les années 1930, l’économiste John Keynes prédisait ainsi qu’à la fin du 20ème siècle, l’humanité ne travaillerait plus que 15 heures par semaine grâce à l’automatisation. Sur le plan technique, il avait raison : la productivité a explosé. Mais ces gains n’ont pas été traduits en temps libre ou en bien-être collectif, car ils ont été captés pour alimenter une spirale de consommation toujours plus vorace et pour concentrer des richesses dans des proportions jamais vues.

Aujourd’hui, nous sommes à l’aube de la quatrième révolution industrielle, marquée par l’intelligence artificielle, la robotique avancée, l’informatique quantique et les biotechnologies. Cette révolution annonce l’émergence du secteur quaternaire, qui est centré non plus sur la production de biens matériels ou de services standardisés, mais sur la création de sens, la régénération du vivant, le développement de la conscience et l’expansion des possibles humains.

Cette transition peut prendre deux directions radicalement opposées. Dans un scénario, ces technologies accélèrent la concentration du pouvoir, créant une société hyper-inégalitaire où une élite technologique contrôle les moyens de production automatisés pendant que la majorité devient superflue. C’est la voie qui prolonge la société de la peur en menant à un néoféodalisme technologique.

Dans l’autre scénario, cette révolution devient l’occasion d’une reprise en main collective de notre destin. Les gains de productivité sont redistribués sous forme de temps libéré, de revenu universel, d’accès aux communs. Le secteur quaternaire devient alors l’espace où nous pouvons enfin nous consacrer à ce qui fait notre humanité : la création, la relation, la connaissance de soi, la guérison, l’apprentissage permanent.

Vers une société du commun

Nous sommes donc en face d’un kairos, terme grec qui désigne une fenêtre d’opportunité pour infléchir le destin collectif. C’est pourquoi il nous paraît tellement crucial de réfléchir dès maintenant à la façon d’utiliser le basculement vers le quaternaire pour préfigurer une société où le travail n’est plus une contrainte aliénante mais l’expression de notre créativité et de notre désir de contribuer. Une société où l’économie redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen au service de l’épanouissement humain, et non une fin en soi.

La voie vers un secteur quaternaire qui replace l’humain comme finalité plutôt que comme moyen passe nécessairement par la restauration du commun. Notre société moderne s’est construite sur une dichotomie rigide entre le privé et le public, entre le marché et l’État. Cette division binaire a progressivement effacé l’espace du commun, cette troisième voie qui existait pourtant depuis des millénaires dans les cultures qui nous ont précédées.

Cette érosion du commun nous a collectivement déresponsabilisés. Dans l’espace public, nous attendons que l’État s’occupe de tout, sans nous sentir concernés. Dans l’espace privé, nous nous replions sur nos intérêts individuels. Qui se sent aujourd’hui responsable de la propreté d’une rue, de la qualité d’un débat public, de la transmission des savoirs entre générations ? Ni tout à fait l’État, ni tout à fait les individus. Et c’est bien là que le bât blesse.

Le commun n’est pas un entre-deux théorique, mais un espace concret de contribution et de gouvernance partagée, qui s’incarnerait notamment dans le tiers-lieu, qui est un espace dont chaque citoyen est coresponsable. C’est le jardin collectif où chaque habitant du quartier cultive et récolte selon ses besoins tout en participant à l’entretien général. C’est le fablab où l’on emprunte perceuse ou tondeuse en s’engageant à les maintenir en bon état. C’est le logiciel libre auquel chacun peut contribuer pour l’améliorer. C’est l’habitat participatif où les décisions sont prises collectivement, etc.

Ces exemples ne sont pas des utopies lointaines mais des réalités déjà vivantes, qui démontrent qu’une autre forme d’organisation sociale est possible. Elles incarnent ce que pourrait être le secteur quaternaire : un espace où la valeur n’est plus extraite mais créée collectivement, où la richesse n’est plus accumulée mais mise en circulation, où le pouvoir n’est plus concentré mais distribué.

L’économie contributive

Cette vision du secteur quaternaire annonce une transformation radicale de la nature même de l’économie. Il ne s’agit pas simplement d’aménager le système existant, mais de repenser fondamentalement la manière dont la valeur est créée, mesurée et distribuée dans la société. Car l’économie contributive repose sur un principe simple mais révolutionnaire : la valeur est redistribuée en fonction de la contribution réelle de chacun au bien commun. Cette approche transcende la dichotomie stérile entre capitalisme libéral et communisme qui a dominé les deux derniers siècles.

Le capitalisme libéral, malgré sa capacité d’innovation, a démontré ses limites : concentration excessive des richesses, externalisation des coûts environnementaux et sociaux, réduction de l’humain à sa valeur marchande. Le communisme, malgré ses idéaux égalitaires, a échoué par sa centralisation excessive, son inefficacité économique et sa tendance à l’autoritarisme.

L’économie contributive efface ces faiblesses mutuelles en combinant le meilleur des deux systèmes. Du capitalisme, elle conserve la liberté d’entreprendre, l’innovation et la reconnaissance des talents individuels. Du communisme, elle retient l’idéal de justice sociale, la propriété partagée des moyens de production et la primauté du collectif sur l’accumulation individuelle.

Mais elle va plus loin en introduisant de nouveaux principes. D’abord, elle reconnaît et valorise des formes de contribution invisibles dans l’économie actuelle : le prendre-soin, la création culturelle, la préservation des écosystèmes, la transmission des savoirs. Ensuite, elle s’appuie sur des technologies décentralisées comme la blockchain pour créer des systèmes transparents de mesure et de rétribution de ces contributions.

Dans ce modèle, chacun peut contribuer selon ses capacités et recevoir selon ses besoins, mais aussi selon l’impact réel de sa contribution sur le bien commun. Un agriculteur régénératif qui séquestre du carbone tout en produisant une alimentation saine reçoit une rétribution proportionnelle à cette double contribution. Un artiste dont l’œuvre enrichit la culture commune est soutenu non par la seule logique marchande, mais par la reconnaissance collective de sa valeur.

Cette économie n’abolit pas le marché, mais le réintègre dans la société et la biosphère. Elle n’élimine pas la propriété, mais la diversifie en reconnaissant différentes formes d’appropriation adaptées à différents types de biens. Elle ne supprime pas la compétition, mais la recentre sur l’émulation créative plutôt que sur la domination.

Réinventer les moyens en fonction des fins

La principale incompréhension que risque de soulever 2040 porte, à mon sens, sur la relation entre les moyens et les fins. Les propositions portées par l’ouvrage vont en premier lieu envisagées depuis la façon de penser dominante. Dans cette perspective, la mise en place du secteur quaternaire sera envisagée comme un nouvel « objet » à déployer à travers les outils politiques, économiques, pédagogiques et légaux existants.

Mais cette approche est vouée à l’échec, car ces outils eux-mêmes sont imprégnés des présupposés du paradigme que nous cherchons à dépasser. Il s’agit plutôt de réinventer ces disciplines en profondeur, de les refonder en cohérence avec le paradigme émergent.

Prenons l’exemple du droit. Pour notre système juridique actuel, fondé sur la propriété individuelle et la responsabilité personnelle, les réalités systémiques et relationnelles sont des points aveugles. Demain, nous pourrions voir émerger un droit qui reconnaît la valeur juridique des communs, qui sanctionne les atteintes à l’intégrité des écosystèmes, qui protège les générations futures. Une entreprise qui entretient des récits toxiques, qui cultive des cadres psychiques aliénants ou qui exploite les vulnérabilités cognitives pourrait être condamnée au même titre qu’une entreprise qui pollue une rivière aujourd’hui.

Dans le domaine économique, nous devons passer d’une comptabilité qui ne mesure que les flux monétaires à une comptabilité intégrale qui valorise le capital social, environnemental et culturel. Les indicateurs de « succès » d’une organisation ne seraient plus uniquement la croissance ou la rentabilité, mais la contribution à la régénération des systèmes vivants, à l’épanouissement humain, à la résilience territoriale.

La politique elle-même est à réinventer. Au-delà du simple vote périodique, nous pouvons imaginer des formes de gouvernance qui combinent démocratie délibérative, intelligence collective et sagesse intergénérationnelle. Des assemblées citoyennes tirées au sort pourraient compléter les parlements élus. Des conseils des générations futures pourraient avoir un droit de veto sur les décisions affectant le long terme. Des plateformes numériques pourraient permettre une participation continue des citoyens à l’élaboration des politiques publiques.

L’éducation, quant à elle, ne peut plus se contenter de transmettre des savoirs fragmentés et des compétences techniques. Elle doit cultiver la pensée systémique, l’intelligence émotionnelle, la créativité collaborative, la conscience écologique. Les écoles pourraient devenir des laboratoires vivants où l’on apprend autant par l’expérience directe que par l’étude abstraite, où la coopération remplace la compétition comme moteur d’apprentissage.

Une chambre de résonance

Ces transformations marquent le passage d’une pensée mécaniste et linéaire à une pensée systémique et complexe. La première voyait le monde comme une machine composée de pièces séparées, fonctionnant selon des lois simples de cause à effet. La seconde reconnaît l’interdépendance fondamentale de tous les phénomènes, les boucles de rétroaction qui créent des effets non-linéaires, l’émergence de propriétés nouvelles au niveau des systèmes.

Voilà pourquoi je crois que 2040 : 5 futurs et comment s’y préparer est un ouvrage qui fera date. Parce qu’il s’inscrit dans une chambre de résonance, qui est cet espace-temps particulier où la rencontre des inquiétudes collectives, de réflexions émergentes, d’opportunités de faire pivoter la société et de solutions potentielles donnent naissance à un « précipité » susceptible de créer une nouvelle voie dans l’histoire.

La puissance d’une chambre de résonance réside dans sa capacité à faire dialoguer ces éléments pour créer un mouvement, une vision cohérente qui transforme nos questionnements diffus en pouvoir d’agir. Il peut être difficile de percevoir l’existence de cet espace de résonance aujourd’hui car tout semble indiquer que l’humanité est arrivée à une impasse. Les rapports scientifiques s’enchaînent, chacun plus alarmant que le précédent ; les systèmes politiques paraissent incapables de répondre aux défis de notre temps ; l’économie mondiale continue de creuser les inégalités tout en épuisant les ressources naturelles.

Face à ce tableau, un profond découragement s’installe chez beaucoup d’entre nous qui ne voient pas comment sortir de cette spirale. En réalité, ce sentiment d’impuissance n’est pas seulement compréhensible : il est parfaitement normal. Il témoigne précisément du fait que nous arrivons au bout d’une perception de la réalité qui cherche à nous enfermer en elle justement parce qu’elle est en train de mourir. Car c’est le propre des paradigmes en fin de vie que de redoubler d’efforts pour maintenir leur emprise lorsque la psyché collective comment à s’en émanciper pour aller vers de nouveaux récits.

La chambre de résonance existe donc bien, mais elle opère dans les interstices, dans les marges, dans les espaces que le système dominant ne parvient plus à contrôler totalement. Elle se manifeste dans les initiatives qui paraissent insignifiantes lorsqu’on les observe isolément, mais qui, mises en relation, dessinent les contours d’une autre façon d’habiter le monde.

Préparer le basculement

Ce qui rend les années que nous allons traverser à présent si cruciales, c’est précisément cette tension entre l’ancien qui ne veut pas mourir et le nouveau qui peine à naître. L’ancien monde possède encore les institutions, le pouvoir et les ressources, mais il a perdu sa légitimité et sa capacité à inspirer. Le nouveau monde, lui, possède l’énergie, la créativité et la vision, mais manque encore des structures pour s’incarner pleinement.

C’est dans cet entre-deux que la chambre de résonance joue son rôle crucial : elle amplifie les signaux faibles du futur pour qu’ils deviennent audibles au présent. Elle tisse des liens entre des initiatives dispersées pour qu’elles prennent conscience de leur force collective. Elle traduit les intuitions en visions cohérentes capables de mobiliser au-delà des cercles de convaincus.

Paradoxalement, ce sont souvent les individus les plus sensibles, les plus conscients et les plus empathiques qui se retrouvent aujourd’hui les plus découragés. Ceux qui perçoivent avec acuité la souffrance du vivant, qui ressentent viscéralement l’injustice systémique, qui anticipent les conséquences à long terme de nos choix collectifs. Les canaris dans la mine sont les premiers à suffoquer.

Pendant ce temps, ceux qui se sont parfaitement adaptés aux logiques d’un système mortifère jubilent, récoltant les récompenses d’un jeu dont ils maîtrisent les règles, mais sans plus pouvoir en questionner la finalité. Leur « réussite » dans un paradigme dysfonctionnel renforce plus que jamais l’illusion de sa légitimité. Cette asymétrie crée un cercle vicieux où les voix les plus nécessaires au changement sont précisément celles qui risquent de s’éteindre, étouffées par l’épuisement, l’isolement ou le désespoir.

C’est pourquoi se regrouper est devenu une nécessité vitale. C’est ainsi que nous pouvons transformer la sensibilité en force, la conscience en action, l’empathie en mouvement. C’est en constituant cette chambre de résonance que nous pouvons amplifier ce que le bruit ambiant cherche à étouffer.

Le cadre de sécurité psychologique

Pour y  parvenir, il est impératif de comprendre que le commun ne se résume pas à des tiers-lieux, des jardins partagés et des logiciels open source. Ces manifestations concrètes, aussi essentielles soient-elles, ne sont que la partie visible d’un iceberg bien plus profond. La véritable racine du commun qui peut réinventer la civilisation est un « framework psychique collectif », une infrastructure invisible constituée de récits partagés, de croyances fondatrices et de rituels qui permettent aux individus d’intégrer leurs peurs en continu.

Tout comme nous avons besoin d’espaces physiques communs pour collaborer, nous avons besoin d’espaces psychiques communs pour métaboliser nos peurs. Sans ce travail d’intégration collective, nos craintes inexprimées deviennent le carburant des idéologies autoritaires, des théories du complot, des replis identitaires. Elles nous entraînent mécaniquement vers la dystopie ou l’effondrement.

Le pendant psychique du tiers-lieu est donc l’universalisation du cadre de sécurité psychologique. C’est un espace relationnel où chacun peut exprimer ses vulnérabilités sans crainte du jugement, où les émotions difficiles sont accueillies plutôt que refoulées, où les conflits sont vus comme des opportunités d’apprentissage plutôt que comme des menaces.

Ce cadre ne se décrète pas, il se cultive. Il repose sur des pratiques concrètes : cercles de parole, méditations collectives, rituels de reconnaissance mutuelle, célébrations des passages de vie. Ces pratiques ne sont pas des luxes spirituels réservés à quelques privilégiés, mais des technologies psychosociales essentielles.

Les sociétés traditionnelles l’avaient bien compris, elles qui consacraient une part significative de leur énergie à maintenir vivant ce tissu psychosocial à travers mythes, rites et cérémonies. La modernité, dans sa course effrénée vers le progrès matériel, a largement délaissé cette dimension, créant un vide que le consumérisme et les idéologies simplistes se sont empressés de combler. Reconstruire ce commun psychosocial est peut-être la tâche la plus urgente et la plus négligée de notre temps. Car sans lui, toutes nos innovations technologiques, économiques et politiques risquent d’être détournées par nos peurs non intégrées. À l’inverse, avec lui, même des moyens matériels limités peuvent donner naissance à des communautés florissantes.

Embrasser l’inconnu

La peur la plus profonde, celle qui sous-tend toutes les autres, est la peur de l’inconnu. Le développement à l’échelle de toute la société d’un framework psychique d’ouverture face à l’incertitude constitue, selon moi, la condition première et la priorité absolue de toute transformation civilisationnelle. Sans cette capacité collective à habiter l’inconnu sans le fuir dans des certitudes illusoires, toutes nos innovations seront inévitablement détournées par nos mécanismes de défense inconscients.

C’est précisément sur cette dimension que je compte concentrer mes efforts pour faire réussir le projet proposé par 2040. Car il ne s’agit pas simplement de construire de nouvelles structures, mais de cultiver un nouveau rapport à l’incertitude : non plus comme menace à éliminer, mais comme espace de possibilités à explorer. Cette culture de l’ouverture ne relève pas de l’idéalisme naïf. Elle s’appuie sur des pratiques concrètes, des technologies relationnelles éprouvées, des méthodologies d’intelligence collective qui permettent de naviguer ensemble dans la complexité. Elle reconnaît que la sécurité véritable ne vient pas de l’absence d’incertitude, mais de notre capacité à y répondre collectivement avec créativité et résilience.

Le passage de la société de la peur à la société du courage ne signifie pas l’absence de peur, mais sa transformation en énergie créatrice. Le courage n’est pas l’opposé de la peur, mais sa métabolisation consciente. Il ne s’agit pas de nier nos vulnérabilités, mais de les reconnaître comme sources de connexion humaine authentique. En cultivant ce framework, nous créons les conditions pour que le secteur quaternaire devienne non pas une simple évolution économique, mais le terreau d’une renaissance civilisationnelle. Nous préparons le terrain pour que les graines d’un futur désirable puissent germer et s’épanouir, même dans les conditions turbulentes qui caractériseront inévitablement cette période de transition.

C’est à cette tâche fondamentale que je dédie, aux côtés de Jérémy Lamri, mon énergie et mes compétences, convaincu que c’est en transformant notre rapport collectif à l’inconnu que nous pourrons véritablement passer de la société de la peur à la société du courage. J’invite donc les lecteurs à découvrir d’une part 2040, mais aussi l’association Les Émergences que lance Jérémy pour réfléchir et agir :

2040 : 5 futurs possibles et comment s’y préparer

L’association Les Émergences