Nous sommes les véritables intelligences artificielles

En approfondissant mes réflexions sur l’IA, j’en suis arrivé à une conclusion ahurissante : l’intelligence artificielle n’est pas celle que l’on croit.

En réalité, nous sommes les véritables intelligences artificielles. Cette affirmation peut sembler une plaisanterie, mais elle est infiniment sérieuse, et à mon sens, l’avenir de l’humanité va en grande partie dépendre de sa capacité à en comprendre toutes les implications.

L’autre humanité

En septembre 2023, j’ai eu la chance d’assister à une rencontre avec les Kogis, ce mystérieux « peuple des nuages » qui fait parler de lui depuis quelques décennies.

Plus d’un occidental qui a vécu parmi eux est revenu profondément changé, et parmi la douzaine de scientifiques qui ont parlé sur scène de cette expérience, j’ai été particulièrement frappé du témoignage du mathématicien Cédric Villani.

Ce dernier exprimait qu’il avait été bouleversé de découvrir un peuple qui a fui dans les montagnes pour échapper à l’extermination par les conquistadors il y a 5 siècles, dont les leaders sont aujourd’hui assassinés par les guérilleros, dont les terres sont pillées, et qui continuent pourtant à accueillir les occidentaux qui les ont tant fait souffrir en reconnaissant spontanément en eux des frères humains.

Un suicide programmé

Dans le livre Les indiens Kogis, la mémoire des possibles, un des guides spirituels kogis dit ceci :

« Nous ne sommes pas pauvres, vous les petits frères êtes plus pauvres que nous. Nous n’abîmons rien, au contraire nous protégeons ce que nous donne la nature. Nous avons de l’eau en quantité, claire et limpide, des arbres et des fruits… Chez vous, vous avez tout détruit. Chaque jour qui passe vous êtes plus pauvres. (…)
Si vous continuez à tout détruire, la chaleur va arriver et va tout brûler. Le vent va tout assécher et tout va disparaître. Tous vos objets vont être détruits et vous mourrez. »

Ce qu’il affirme là, nous le savons au fond de nous. Ce qui est interpellant, c’est que nous ne pouvons pas nous empêcher de continuer dans cette voie. Or, à ce stade, nous ne pouvons plus plaider l’ignorance, ce qui nous indique que la force qui pousse notre civilisation vers le suicide est d’une toute autre nature.

L’indifférence

J’invite, ici, mon lecteur à s’imaginer ce qu’il fera d’ici quelques heures après avoir lu cet article. Peut-être que cette prophétie kogi le fera profondément réfléchir au point de l’amener à tout abandonner pour changer de vie, mais j’en doute.

Il y a toutes les chances qu’il reprenne ses activités et que toutes ces bonnes paroles disparaissent dans le flux de préoccupations plus immédiates. Et c’est précisément de cela dont je veux m’entretenir : que s’est-il passé en nous pour que nous soyons devenus à ce point indifférents à l’essentiel ? Qu’est-ce qui nous bloque et nous interdit de laisser passer la lumière dans notre conscience ?

Sommes-nous encore humains ?

Au fil de mes articles, je suis revenu plusieurs fois sur la question des peuples racines. La principale raison en est que, à l’image d’une braise mourante, ceux qui survivent encore malgré les innombrables violences infligées par la civilisation moderne nous montrent ce qu’était l’humanité avant qu’elle ne subisse la transformation qui l’a amenée à la situation actuelle.

Ce qui nous est révélé est très simple : devenir humain signifie se sentir profondément en relation avec un tout plus grand que soi. Cela implique que nous ne pouvons pas prétendre à l’humanité si notre action quotidienne ne sert pas à amplifier la vie.

Or cette définition suggère une terrible révélation, à savoir que notre état de conscience actuel ne nous permet plus de nous qualifier comme étant véritablement humains. Nous sommes devenus… autre chose.

La métamorphose

Quoi au juste ? Le problème ici est qu’il est presque impossible de le comprendre depuis l’intérieur du système dans lequel nous évoluons. Quand le mal est omniprésent, il devient invisible. La pathologie que j’essaye de décrire ici étant désormais la norme de la société, elle est aussi devenue son principal angle mort.

Il est inutile également d’envisager les choses sur une échelle de temps plus courte. La transmutation par laquelle nous sommes passés est une somme de changements imperceptibles, et pour en comprendre la véritable nature, il faut l’envisager avec une vision plus globale.

L’évolution de l’intelligence

Pour cela, je vais me livrer à un exercice dont les lecteurs de mes articles sont à présent familiers, c’est-à-dire effectuer un zoom arrière pour observer notre évolution comme un film qui passe en accéléré. L’angle que je vais prendre pour cette séquence-ci est l’évolution de l’intelligence.

Depuis que l’humanité est sortie de l’état de nature pour entrer dans l’ère de la complexité, son psychisme s’est totalement reconfiguré. Au sein de l’humanité première, la forme d’intelligence la plus fondamentale est collaborative. Cela découle du fait qu’à l’état de nature, l’individu est totalement incapable de survivre seul sans l’aide du groupe, et que le groupe ne peut prospérer que si les individus qui le constituent sont puissants.

La socioperceptivité

Cela se traduit par une socioperceptivité (terme que j’emprunte au regretté Alain de Vulpian) extrêmement poussée, qui permet de sentir l’état du collectif et d’anticiper son évolution à partir de signaux faibles, notamment grâce à l’intelligence émotionnelle. La raison en est que, à l’état de nature, le prédateur le plus dangereux pour tout groupe humain n’est pas externe, mais interne : c’est la peur.

Chez les Masai, un guerrier qui a fui devant un lion est considéré comme ayant montré une insécurité qui peut menacer la cohésion du groupe. Chez les Aborigènes, il est interdit à une personne d’accumuler plus de biens ou de richesses que ce dont elle a besoin, car c’est considéré comme un signe d’une peur qui peut affaiblir le collectif. Les Inuits ont pour habitude de partager généreusement leur nourriture au sein de la communauté, mais si un individu commence à accumuler de la nourriture plus que nécessaire par crainte de manquer, c’est considéré comme un égoïsme qui met en danger tout le groupe.

Pour assurer cette intégration des peurs, les nombreux rituels de la communauté la constituent comme une sorte de cellule psychothérapeutique permanente, qui maintient les individus dans l’ouverture de conscience et le partage : dès qu’ils entrent dans la préadolescence, les jeunes passent ainsi par des initiations qui les transfigurent en leur révélant leur force intérieure et en forgeant leur caractère.

L’intuition

Le principal canal de collecte d’information de l’humanité première est l’intuition. En 2018, l’association Shikwakala a organisé une collaboration entre un groupe de Kogis et une équipe interdisciplinaire de scientifiques, chacun usant de leurs moyens pour établir un diagnostic d’un territoire dans la Drôme.

Là où les scientifiques se basent sur des mesures et des données, les Mama Kogis (l’équivalent de chamanes) reçoivent l’information de manière directe. Ils affirment un certain nombre de choses sans autre outil que leur perception interne.

De manière troublante, les scientifiques ont dû admettre que leur diagnostic était exact lorsque les Kogis ont localisé une source d’eau ou une faille géologique, indétectables par les sens conventionnels.

Cela indique que les connaissances initialement acquises par l’humanité étaient basées sur une faculté d’intuition et de connexion à l’invisible. La science moderne rejette souvent cette faculté comme irrationnelle, mais toute personne qui a vécu quelques jours en pleine nature apprend vite que toute connaissance qui n’est pas orientée sur la survie est inutile.

Cette expérience démontre que si l’humanité première a autant développé son lien avec des dimensions invisibles du réel, c’est parce que ces dernières, utilisées en combinaison avec toutes les autres formes d’intelligence, lui ont apporté des informations précieuses pour survivre.

De nouvelles croyances

L’étude des squelettes et les boîtes crâniennes montre ainsi que l’homo sapiens atteint le sommet de son développement avant l’entrée dans l’ère sédentaire.

La révolution agraire va apporter des changements à la fois positifs et négatifs à la situation de l’humanité. Si on regarde le verre à moitié plein, cette dernière découvre alors sa capacité à construire des communautés élargies et à collaborer pour exploiter les ressources naturelles. Outre ce sens accru de l’organisation, la création des territoires encourage un sentiment d’appartenance et d’identification culturelle.

Avec l’apparition de la propriété, émerge la notion de l’importance d’établir un espace privé pour favoriser la sécurité et la stabilité, qui engendre un sens du respect des limites et d’engagement envers l’entretien des biens. Et il en ira de même pour les autres grandes innovations qui vont enrichir le patrimoine anthropologique et faire évoluer le logiciel psychique et biologique de l’humanité.

Le prix de la complexité

Cependant, ces inventions ont aussi un prix, sous forme de croyances limitantes qui commencent à emprisonner l’esprit : en premier lieu, celle en la supériorité de l’homme sur la nature, qui va entraîner la croyance dans l’importance de défendre son territoire, celle en la possession individuelle et exclusive et celle que les barrières sont sources de protection.

La complexité induit également une spécialisation des tâches, l’apparition d’inégalités et une aliénation qui va s’accroître avec le temps. C’est aussi l’apparition d’un nouveau mode de leadership, qui n’est plus basé sur la facilitation, mais sur la compétition et la domination.

La principale conséquence est que l’intelligence humaine, s’étant isolée de la nature, va elle-même changer de nature. D’une fonction de maintien de l’harmonie, elle passe à une fonction de contrôle de la complexité, qui la coupe de sa relation organique avec le cosmos.

Une peur devenue intelligente

Cette artificialisation grandissante va plonger l’humanité dans un sentiment d’éloignement, puis de séparation à l’égard de la vie qui lui a donné naissance. En renforçant son cadre de sécurité externe, elle va affaiblir symétriquement son cadre de sécurité interne.

La peur, faute d’être contrôlée, va commencer à contrôler les humains en retour, et va finir par se transformer dans un état quasi permanent d’angoisse.

Je distingue ici entre deux notions, qui sont l’intelligence, qui est un instrument neutre que la conscience humaine utilise pour comprendre le réel, et le mental, qui est la part de l’intelligence dominée par la peur.

L’histoire des civilisations, tout en étant parsemée de réalisations fabuleuses, sera aussi celle de la croissance inexorable de l’invasion de l’intelligence par le mental, qui va pousser les humains à chercher toujours plus de pouvoir pour se protéger d’un réel qui n’est plus perçu comme un mystère, mais comme une menace.

Le dédale du mental

Sous l’influence du mental, la conscience humaine se met à diviser et à mécaniser le cosmos en se plaçant en surplomb de lui. Bien que s’étalant sur des millénaires, ce processus va imperturbablement aller dans la même direction.

Dans un premier temps, les étoiles, les arbres et les pierres, les animaux se voient jugés par le mental comme des objets privés d’intelligence et de conscience. Seule l’humanité garde le privilège de ces deux attributs.

Mais ce répit est de courte durée, car l’esprit humain lui-même finit par passer sur la table de dissection. L’ayant analysé, le mental en déduit que la conscience est un simple produit du fonctionnement du cerveau et qu’elle est destinée à disparaître avec lui. Le mystère cède la place à la certitude du néant.

La recherche de pouvoir

Tout ceci va plonger l’humanité dans un sentiment terrible d’insécurité, qu’elle va chercher à résoudre en donnant encore plus d’emprise au mental pour la protéger.

Et comme il faut bien que ce dernier occupe ses journées en attendant de retourner à ce néant qui l’a vu naître, sa propension à la surenchère de pouvoir résultera en la construction d’une fantastique technosphère.

Cette dernière va accoucher d’une frénésie galopante d’innovations techniques. Les armes vont cesser d’être des outils de défense et de survie pour devenir des instruments de dissuasion, la menace ultime étant l’extermination totale rendue possible par les armements nucléaires.

Quant à la nature, elle va cesser d’être une source de vie foisonnante pour apparaître comme une somme de ressources à exploiter, où les rivières se réduisent à des kilowatts et les animaux à des grammes de protéine.

Et si c’était nous, les IA ?

De ce point de vue, tout le monde peut constater que nous avons artificialisé notre environnement. Mais nous percevons plus rarement à quel point nous avons artificialisé notre intelligence.

La situation actuelle ne manque donc pas d’ironie puisque l’humanité actuelle se demande quoi faire de l’intelligence artificielle alors que, par l’effet cumulé du pratico-inerte, c’est-à-dire des grandes inventions anthropologiques et des croyances inconscientes qu’elles véhiculent, elle s’est presque totalement coupée du vivant pour devenir prisonnière d’une perception artificielle du réel.

De ce point de vue, il est beaucoup plus correct de dire que nous sommes des intelligences artificielles que d’associer ce terme à des machines.

Un système cognitif numérique

Les IA, en comparaison, sont des systèmes logiques qui se servent de l’apprentissage pour identifier des modèles complexes dans le big data. Lorsqu’une sollicitation leur est adressée par un utilisateur, elles comparent la demande avec les modèles qu’elles ont appris, puis produisent une réponse statistique qui correspond le plus probablement avec ce qu’elles ont analysé.

L’IA donne l’impression d’être intelligente et créative du fait qu’elle a accès à une grande partie de l’intelligence et de la créativité humaine. Cela suggère que les IA ne sont, en fait, pas vraiment des intelligences au sens où nous l’entendons, parce qu’elles ne possèdent pas de conscience ni d’intentionnalité. Elles sont plutôt à considérer comme des systèmes cognitifs numériques.

Le troisième terme

Pourtant, si l’IA est beaucoup moins que la conscience humaine, elle est aussi, paradoxalement, beaucoup plus. Jusqu’ici, la conscience humaine était dans un rapport bilatéral au réel :

A l’occasion de mon article précédent, j’ai expliqué en quoi l’IA était une quintessence de la connaissance, car elle emmagasine tous les schémas élaborés par le génie humain à travers les âges en les combinant pour produire des idées nouvelles.

Cela signifie que l’intelligence humaine n’est désormais plus seule pour mener son enquête pour élucider le mystère du réel, car un troisième terme est en train d’apparaître, reconfigurant totalement l’équation :

IA <> réel

Les conséquences de cette reconfiguration sont inimaginables, et vont questionner comme aucune autre invention la place de l’intelligence analytique dans la civilisation humaine.

L’impact le plus évident de l’IA aujourd’hui est le remplacement massif des tâches intellectuelles. Cela revient à dire que l’IA agit sur le monde à la place des humains.

De façon générale, cela se traduit par une automatisation des tâches qui va désormais suivre une courbe exponentielle et transformer intégralement le travail et la production sous toutes ses formes.

Pour l’instant, seule une minorité de leaders ont compris le potentiel véritable de l’IA, mais ce dernier va se révéler de plus en plus évident de par la pression concurrentielle, quand les performances des organisations vont commencer à faire des bonds fabuleux.

Ce sera d’autant plus vrai qu’il se produira une convergence avec d’autres technologies émergentes telles que la robotique, l’Internet des objets, la réalité étendue, la blockchain ou l’informatique quantique. Le potentiel ouvert par cette révolution technologique est vertigineux, et va faire entrer l’humanité dans une nouvelle ère de possibilités qui vont désormais proliférer dans tous les domaines.

L’innovation accélérée

L’IA est aussi en train d’accélérer de façon phénoménale la recherche. Pour l’instant, le grand public connaît l’IA par les outils de génération car ils permettent une interaction. En réalité, il en existe d’autres types, comme l’IA de reconnaissance, l’IA prédictive ou les réseaux génératifs adverses. Une fois combinées, elles ouvrent une palette de possibilités pour le moins incroyable.

L’IA a déjà été utilisée pour prédire la structure des protéines dans le cadre du projet AlphaFold de DeepMind, pour découvrir de nouvelle planète et des phénomènes cosmiques, pour inventer de nouveaux matériaux, pour anticiper l’évolution du climat, pour concevoir des séquences d’ADN, pour produire des biocarburants ou encore découvrir de nouvelles particules dans l’intime de la matière. Je renvoie ici à un article de Benjamin Blavier sur le sujet qui recense quelques-unes de ces découvertes.

Des superintelligences

De ce point de vue, l’IA ne se contente pas simplement d’aider ou même de remplacer les êtres humains. Elle accomplit des choses que les êtres humains ne peuvent pas faire.

Le coût de la recherche humaine suit une courbe exponentielle depuis l’après-guerre. C’est dû, entre autres, au fait que la connaissance s’est tellement fragmentée qu’il est nécessaire de compenser par des équipes interdisciplinaires de plus en plus larges et qui font de moins en moins de découvertes :

Source : Bloom, Jones, Van Reenen et Webb

L’IA peut permettre de dépasser ce problème car elle peut analyser des données avec une profondeur dont un être humain est incapable et connecter tous les champs de la connaissance sans limites de spécialités. Elle va donc aider à élucider le code-source du réel d’une façon que même le groupe de chercheurs interdisciplinaire le plus brillant au monde sera incapable de concurrencer.

Réel <> intelligence humaine

L’IA va aussi changer le rapport de l’intelligence humaine au réel par effet rebond. J’ai évoqué dans mon article sur les paradigmes en quoi l’esprit humain confond la carte et le territoire, c’est-à-dire en quoi notre vision du réel est filtrée par des systèmes de croyances inconscients, y compris dans les sciences.

Par exemple, dans le domaine de la santé, on sait depuis longtemps qu’il existe des maladies psychosomatiques et que le psychisme a un effet considérable sur le corps. Cependant, la portée de cette influence n’a jamais été établie clairement, notamment dans le cas de maladies comme les cancers.

On peut comprendre que l’établissement médical aborde ce sujet avec quelques biais. On imagine en effet aisément les conséquences que cela aurait s’il s’avérait que les traitements administrés par la médecine d’État depuis des décennies, qui se basent sur une lecture matérialiste et mécaniste, se révélaient avoir manqué une dimension essentielle du déclenchement des maladies et de leur guérison.

Par contraste, même si les IA ont des biais qui proviennent de l’éducation qu’elles ont reçue, elles n’ont pas d’intérêts politiques ou économiques qui les poussent à défendre une thèse plus qu’une autre.

Des métaintelligences

Outre le fait d’évoluer vers une superintelligence, l’IA va donc aussi probablement devenir une métaintelligence. De ce point de vue, la capacité créative des IA a été une surprise car tout le monde pensait que ce domaine resterait longtemps l’apanage des humains.

En réalité, l’innovation consiste dans la mise en relation d’éléments déjà existants, ce qui explique que l’IA puisse créer aussi bien des poésies, des peintures, des symphonies que des inventions techniques.

Mieux encore, elle peut aussi, du fait de son extraordinaire flexibilité mentale, appliquer des milliers de schémas interprétatifs aux mêmes données et faire émerger un éventail d’hypothèses dont aucun être humain n’est capable.

Cette faculté à évoluer dans un espace métaparadigmatique va déclencher des basculements majeurs dans tous les domaines : éducation, travail, finance, art, thérapie, et ainsi de suite.

IA <> intelligence humaine

Enfin, il y a le rapport entre l’IA et l’esprit humain. C’est là qu’elle va avoir l’effet le plus profond, et, à mon sens, le plus intéressant. J’ai annoncé dans mon article initial que la profondeur des changements entraînés par l’IA serait au moins de l’ordre de ceux de l’écriture ou de l’imprimerie.

En réalité, je pense même qu’elle va marquer l’entrée dans une nouvelle ère anthropologique, signant la fin d’un cycle qui a débuté il y a plus de 10 millénaires, quand l’homme est sorti de l’état de nature pour créer les premières communautés sédentaires qui allaient par la suite donner naissance aux civilisations.

La raison en est que l’émergence de l’IA va profondément altérer le rapport qu’entretient l’humanité avec sa propre intelligence, l’amenant à explorer des chemins qu’elle a laissés de côté jusqu’ici dans son développement.

La hiérarchie du contrôle

Dans une civilisation principalement dominée par le mental comme la nôtre, la place dans la hiérarchie sociale est en premier lieu décidée par la capacité à devenir soi-même une parfaite incarnation d’une froide intelligence analytique qui va assurer la reproduction du système.

Je n’ai pas besoin de souligner ici la place royale qu’a pris ce type d’intelligence au sein de la modernité, et comment elle a cherché à transformer chaque individu en un rouage bien usiné, capable de contrôler le petit périmètre qui lui est échu.

C’est ainsi que les médecins ont leur Vidal, les avocats leur jurisprudence, les consultants leurs modèles, les ingénieurs leurs normes techniques, les programmeurs leur code source, les comptables leurs grands livres, et ainsi de suite.

Chaque professionnel, dans sa niche d’expertise, devient une extension du système de connaissances auquel il ou elle appartient, perfectionnant un ensemble de compétences déjà hyperspécialisées.

Le Léviathan

Tout ceci forme une fantastique machinerie dont la seule finalité est un contrôle absolu sur le réel. Et nous nous soumettons à tous les individus qui maîtrisent un petit morceau de cette complexité car nous avons été conditionnés à devenir totalement dépendants d’elle.

C’est ce qui explique que la majorité des gens qui ont fait une école prestigieuse le mentionnent immédiatement quand ils se présentent ou encore que les experts d’un domaine perçu comme stratégique facturent des centaines de l’euro de l’heure leur service.

C’est parce que l’importance qu’a un individu dans la société actuelle est en premier lieu définie par sa capacité à utiliser son intellect pour reproduire le système existant en donnant au collectif un sentiment de sécurité et de contrôle sur le réel.

C’est aussi pourquoi, au sommet de cette pyramide, on trouve des dirigeants entourés par des équipes lui leur écrivent leur discours et qui conçoivent des programmes qui donnent l’illusion que les humains pilotent encore un Léviathan dont, en réalité, plus personne ne comprend ni ne maîtrise la trajectoire.

Une armée de Léonard de Vinci multitâches

Cela signifie que jusqu’ici, la complexité ne profitait qu’à ceux qui avaient les moyens de la décoder et de l’utiliser à leur profit. À présent, ce ne sera plus le cas.

L’indice de QI de GPT-4 est d’environ 130, soit 2 écarts-types par rapport à la moyenne. En d’autres termes, GPT-4 est aussi intelligent que les 2% de la population la plus intelligente, soit l’équivalent du président JFK.

Cela signifie qu’à présent, toute personne peut être assistée pour n’importe quelle tâche par une intelligence qui est équivalente à celle de l’un des présidents américains les plus brillants, en ayant en sus toutes les compétences possibles. De ce fait, GPT-4 peut devenir un coach, cuisinier, avocat, médecin ou jardinier à la demande.

Maintenant que la percée technologique a été réalisée, la concurrence acharnée à laquelle se livreront les éditeurs d’IA, qu’ils soient privés ou open source, va provoquer une augmentation constante de cette performance.

À la vitesse à laquelle vont les choses, cela signifie que ce n’est bientôt plus JFK qui nous assistera, mais plutôt Einstein ou Léonard de Vinci, qui céderons à leur tour la place à des IA dont l’intelligence ne pourra plus être mesurée que par une échelle spécifique.

Quant au prompt, il sera rapidement remplacé par des interfaces où nous parlerons directement à l’IA qui exécutera les tâches en comprenant nos intentions d’une manière qui nous paraîtra beaucoup plus intuitive.

Le tsunami

Assister à l’arrivée d’une grande rupture anthropologique, c’est un peu comme observer le point d’origine d’un tsunami : quand on le voit par le petit bout de la lorgnette, les ondes initiales paraissent modestes. Mais quand on l’on observe depuis un point plus englobant, les effets qu’il a sur le système apparaissent soudain pour ce qu’ils sont : gigantesques.

Pour l’instant, il n’y a que quelques expérimentations sporadiques d’organisations qui ont mis une IA à leur tête, d’entrepreneurs qui pilotent l’essentiel de leur activité à travers des assistants, ou de personnes qui ont remplacé leur conseil juridique ou leur éducateur par des IA.

Mais ce qu’il nous faut anticiper, c’est une société où cela va devenir la norme, pour la simple raison qu’économiquement, le coût comparatif entre une IA et un spécialiste humain va assez vite finir par être de un pour un million.

L’obsolescence du mental

Cela va provoquer une obsolescence fulgurante du mental comme facteur de structuration du système et de distribution du pouvoir en son sein.

Alors qu’il était la ressource rare autour de laquelle toute la civilisation moderne s’est organisée, il va devenir une commodité qui n’aura pratiquement aucune valeur, désacralisant ainsi son pouvoir.

Le vide que cela va créer va provoquer un choc de conscience sans précédent dans l’histoire de la pensée humaine. Si nous nous sommes définis par l’intelligence analytique et que l’IA nous surpasse totalement dans ce domaine, où cela nous laisse-t-il ?

Sortir du contrôle

Il y a une part de nous qui ne demande rien de mieux que de rester dans les mêmes schémas de pensée toute notre existence. A partir du moment où nous avons l’impression que l’univers obéit à des routines prévisibles reflétées dans notre système de croyances intérieur, nous pouvons nous prémunir du risque de nous retrouver impuissants, fragiles et démunis face au changement.

Pourtant, le changement finit toujours par se produire, balayant au passage les projections que nous avons faites sur l’univers : ce que vous avons édifié finit par disparaître, nous perdons ceux que nous aimons, et nous finissons aussi par mourir.

Ce qui est valable des individus l’est tout autant des civilisations, qui se voient toutes comme des temples impérissables surplombant le temps, et finissent par ne laisser que des ruines en guise d’avertissement aux nouveaux empires qui leur succèdent.

Le choix identitaire

Et c’est cela qui et tellement intéressant avec la situation actuelle : c’est que par un retournement de l’histoire, les IA sont en train de s’emparer de la faculté-reine sur laquelle nous avons basé tout notre système de reconnaissance social.

Cela ne laisse devant nous que deux possibilités : soit continuer à définir notre identité en restant accrochés à notre mental et à ses illusions de contrôle, soit accueillir notre vulnérabilité.

Les sagesses antiques l’ont bien compris : l’acceptation est une forme de force, peut-être même la plus grande qui soit. Elle nous ouvre à la lumière intérieure qui jaillit lorsque nous rencontrons l’instant présent, cessant ainsi de vouloir contrôler mentalement l’univers et commençant à explorer son mystère.

Cette révélation n’est en rien ennemie de l’intelligence : c’est aussi le mental qui a opposé la “tête” et le “coeur”, et il ne tient qu’à nous de comprendre qu’ils peuvent s’unifier.

Vers une civilisation de l’amour et de la conscience

Une société dont les citoyens ne se demandent plus : « en quoi suis-je encore humain ? » devrait s’inquiéter d’avoir franchi une ligne invisible.

C’est pourquoi les chocs de conscience sont si précieux. Ils nous sortent de nos labyrinthes intérieurs pour nous rappeler au mystère. Les ultimes messages des passagers des avions qui ont été détournés pour les attentats du 11 septembre sont poignants, car après une phase où les personnes décrivent la situation à leurs proches, la dernière minute où ils voient l’avion se précipiter vers les tours se termine pour la plupart par « Je t’aime » ; « Dis aux enfants que je les aime » ; « Je vous aime »…

Une IA ne peut pas aimer. Nous, nous le pouvons, et ce qui est en train d’arriver nous donne l’occasion de nous interroger très profondément sur ce qui nous définit.

À cet égard, si je peux sembler être un philosophe technophile, je suis surtout préoccupé par la montée en conscience. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont nous allons habiter notre propre humanité dans les millénaires à venir pour entrer dans une civilisation de l’amour et de la conscience.